La Tunisie abandonne des migrants subsahariens à l’enfer du désert

La Tunisie abandonne des migrants subsahariens à l’enfer du désert

Un Camerounais témoigne du supplice qui a failli lui coûter la vie, comme 1 200 autres Subsahariens expulsés de la ville de Sfax. Déportés près des frontières avec la Libye et l’Algérie, ils sont victimes d’exactions et de meurtres. Une situation dénoncée par les ONG. 

Yembe (1) a échappé de peu à la mort. Les vidéos qu’il nous a transmises le 18 juillet témoignent de l’enfer que ce Camerounais de 28 ans a enduré pendant plusieurs jours dans le désert, abandonné à son sort près de la frontière libyenne par les forces de sécurité tunisiennes, sans eau et sans nourriture. Des corps inertes, qu’on pourrait confondre avec des cadavres, sont avachis sur le sable, sous une chaleur insupportable frôlant les 50 °C. D’autres personnes errent entre des déchets, à la recherche d’un morceau de tapis, d’un sac-poubelle ou d’un simple bout de tissu pour s’abriter du soleil. “Nous sommes près de 800. Des étudiants, des femmes enceintes, des enfants, des gens en règle. Nous avons besoin d’aide, s’il vous plaît, implore Yembe derrière la caméra. Nous ne sommes pas des animaux, nous voulons rentrer chez nous. Nous allons mourir si vous ne faites rien pour nous.” Sur une autre vidéo, un nourrisson d’à peine quelques heures est enveloppé dans un drap en wax. Sa mère, épuisée, vient d’accoucher seule dans le désert. Un homme montre son pied enroulé dans une attelle couverte de sable. “Les militaires tunisiens l’ont cassé avec des barres de fer et des matraques”, explique l’un de ses amis.

Ils ont déchiré nos passeports”

Lors d’un premier appel téléphonique, le 18 juillet, Yembe a voulu témoigner du calvaire qui a failli lui coûter la vie. Le Camerounais fait partie des 1 200 migrants subsahariens expulsés de Sfax, deuxième ville de Tunisie et principal point de départ cette année des candidats à l’émigration vers l’Europe, puis déportés près des frontières terrestres avec la Libye et l’Algérie.

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Pour le jeune homme, la descente aux enfers a commencé un soir de début juillet, alors que Sfax est le théâtre d’affrontements entre les Tunisiens et les Africains noirs après la mort d’un habitant, tué à l’arme blanche lors d’une échauffourée. Depuis les propos xénophobes du président Kaïs Saïed, en février, associant les migrants africains clandestins à un “complot” visant à modifier la structure démographique du pays, des résidents mènent une véritable chasse aux noirs à Sfax. La ville portuaire est devenue ces dernières années une zone de transit pour beaucoup de ressortissants subsahariens qui veulent tenter la périlleuse traversée de la Méditerranée pour rejoindre l’île italienne de Lampedusa.

Originaire de Douala, la capitale économique camerounaise, Yembe vit en Tunisie depuis quatre ans. Dans l’espoir de gagner l’Europe, il a déménagé à Sfax en décembre, avec sa femme de 25 ans – aujourd’hui enceinte de deux mois et demi. Vivant de petits boulots, il subissait le racisme ordinaire, mais “la police nous protégeait”. Jusqu’à ce jour où, vers minuit, “de jeunes Tunisiens, très nombreux et âgés parfois de seulement 14 ou 15 ans, ont défoncé la porte de notre logement pour nous tabasser avec des bouteilles et des cailloux”, raconte-t-il au téléphone, qu’il utilise en cachette depuis un internat, dans le sud du pays, où il a été enfermé quelques jours avec une cinquantaine d’autres Subsahariens. “Ça a fait tellement de bruit que des agents de police sont arrivés, en nous disant qu’ils allaient nous conduire dans un endroit sûr. On leur a fait confiance. Ils nous ont mis dans des fourgons pour nous conduire au commissariat, où nous sommes restés jusqu’à 5 heures du matin.”

Yembe raconte qu’ils ont ensuite été contraints de monter dans des bus, et ont roulé pendant de longues heures, sans connaître la destination finale. Mais grâce au GPS de leur smartphone, ils comprennent qu’ils se dirigent en fait vers la frontière libyenne. “On a essayé d’appeler notre ambassade, en vain. Il y avait des étudiants, des femmes enceintes. Malgré ça, ils ont déchiré nos passeports, pris notre argent, et nous ont jetés à la frontière entre la Tunisie et la Libye.”

Passage à tabac, torture, meurtres

Dans un communiqué, Human Rights Watch (HRW) rapporte que la police, la garde nationale et l’armée tunisiennes ont “mené des raids” à Sfax entre le 2 et le 5 juillet, “arrêtant arbitrairement, sans aucun respect des procédures légales, des centaines d’étrangers africains noirs, en situation régulière ou irrégulière”. Selon l’ONG, environ 600 à 700 d’entre eux, dont au moins 29 enfants et trois femmes enceintes, ont été conduits de force près du poste-frontière libyen à Ras Jedir, où ils ont été abandonnés dans le désert. Les migrants, arrivés en au moins quatre groupes différents, étaient tous de nationalités africaines – ivoirienne, sénégalaise, camerounaise, guinéenne, malienne, soudanaise, tchadienne.

Dans cette zone militarisée et dangereuse, Yembe raconte avoir subi de nombreuses exactions de la part de la police et de la garde nationale. “Ils ont cassé nos téléphones et les ont jetés dans l’eau. Ils nous ont fouettés, puis frappés chacun à notre tour, y compris les enfants. Beaucoup d’entre nous ont les dents, la tête, les mains ou les pieds cassés.” Selon lui, au moins une personne a été tuée par un membre des forces de sécurité tunisiennes alors qu’elle cherchait de l’eau dans le désert. Son corps aurait ensuite été caché.

HRW, qui a mené des entretiens avec 24 personnes, confirme que “plusieurs personnes sont mortes ou ont été tuées dans la zone frontalière, certaines ayant été abattues par des militaires tunisiens ou des membres de la garde nationale.” Sur les réseaux sociaux, de plus en plus de vidéos insoutenables montrent des corps sans vie d’hommes, de femmes et d’enfants qui n’ont pas survécu aux conditions extrêmes dans le désert. Les organisations de défense des droits humains ont par ailleurs documenté de “graves abus” commis par les forces de l’ordre tunisiennes, dont des “passages à tabac, le recours à une force excessive, certains cas de torture, des arrestations, des détentions arbitraires et des expulsions collectives”. Au téléphone, Yembe décrit les deux jours terribles sans eau et sans nourriture, sous un soleil de plomb.

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Aucune organisation humanitaire n’a été autorisée à pénétrer dans la zone frontalière avec la Libye jusqu’au week-end du 8 juillet, lorsque les équipes du Croissant-Rouge tunisien ont pu fournir de l’aide à quelques migrants. “On a été obligés de demander aux Libyens de nous donner un peu d’eau, mais ils n’ont pas pu faire grand-chose pour nous. Puis un matin, les Tunisiens sont revenus pour nous fouetter, nous battre avec des matraques, des tuyaux et des bâtons cloutés. Ma femme a essayé de s’échapper mais elle est tombée au sol. Elle a des cicatrices à la tête et à la cuisse. Ensuite, ils ont lancé du gaz lacrymogène. Les enfants tombaient, crachaient. Tout le monde pleurait, essayait de fuir.”

Dans la gueule du loup”

Selon des représentants des Nations unies, les autorités tunisiennes ont finalement transféré, le 10 juillet, plus de 600 personnes de la frontière libyenne vers des abris de l’Organisation internationale pour les migrations et d’autres établissements dans le sud de la Tunisie. Avec près de 200 personnes, Yembe a été conduit dans un entrepôt à Médenine, “plein de poussière et où on dormait à même le sol”, avant que le groupe ne soit séparé. Il a ensuite été parqué dans un internat à Kebili, “comme un prisonnier, mieux gardé que le président lui-même”. “Nous ne savons pas ce qu’il va advenir de nous, on ne nous dit rien. Nous ne savons même plus où aller. Notre ambassade ne répond plus. Ce pays est devenu inhabitable. Mieux vaut partir que rester dans cette insécurité.” Encore faut-il savoir où aller.

La plupart des 7 000 Camerounais qui vivent en Tunisie ont fui leur pays d’origine pour échapper à la guerre ou parce qu’ils ont tout perdu, explique Eric Tchata, président de l’association de la diaspora camerounaise. S’ils y retournent, ils se jettent dans la gueule du loup.”

La responsabilité de l’Europe

Selon nos informations, les forces de l’ordre tunisiennes poursuivent actuellement les expulsions des migrants subsahariens vers les frontières libyenne et algérienne. “Trois personnes ont été piquées par des scorpions et ont un besoin urgent d’aide médicale. Ils sont toujours sans nourriture ni eau. Quand cette cruauté prendra-t-elle fin ?” alertaient sur Twitter les membres de la ligne téléphonique d’urgence Alarm Phone, le 18 juillet, après avoir réussi à renouer contact avec un groupe dont ils avaient perdu le signal, près de Ras Jedir. La garde nationale tunisienne reconduit par ailleurs vers la frontière algérienne des Subsahariens qui errent dans les villes frontalières.

Malgré les abus commis par les forces de sécurité tunisiennes sur les migrants et demandeurs d’asile, l’Union européenne vient de conclure un accord avec Tunis, prévoyant une aide de 105 millions d’euros pour l’aider à renforcer le contrôle de ses frontières maritimes et terrestres. Le partenariat, qui pourrait s’étendre à d’autres pays de la région, “ne prévoit aucune garantie sérieuse que ce soutien financier ne parviendra pas à des entités responsables de violations des droits humains”, selon HRW. L’UE, qui a déjà consacré entre 93 et 178 millions d’euros à la Tunisie pour des objectifs liés aux migrations, partage ainsi “la responsabilité de la souffrance des migrants, des réfugiés et des demandeurs d’asile”.

Le 23 juillet, dans une dernière conversation téléphonique, Yembe explique qu’il a été transporté dans un bus depuis Kebili vers la frontière tuniso-algérienne, où au moins deux corps sans vie ont été retrouvés dans le désert, depuis le début des expulsions. Après avoir échappé aux gardes-frontières algériens, réputés pour leur brutalité, il se trouve dans la commune d’El-Oued, à près de 100 kilomètres de la Tunisie.

(1) Le prénom a été modifié.

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