Reportage en Ouganda Sophie Devillers
La crise alimentaire, conséquence d’une sécheresse historique, sévit en Afrique de l’Est. Vétérinaire parmi les pasteurs nomades du Karamoja (Ouganda), Emmanuel Emaruk craint particulièrement le début de 2023, entre raréfaction des ressources, risques de conflits entre populations itinérantes et « raids » sur le bétail. Témoignage.
L’Afrique de l’Est vit sa pire sécheresse depuis 40 ans. Quelque 22 millions de personnes en Éthiopie, au Kenya et en Somalie sont confrontées à une insécurité alimentaire aiguë en raison de la sécheresse. Un nombre qui devrait atteindre 26 millions d’ici au mois de février prochain si les pluies ne sont à nouveau pas au rendez-vous.
À la frontière avec le Kenya, l’Ougandais Emmanuel Emaruk lance le même avertissement. Ce vétérinaire et fils de berger craint de voir arriver 2023 pour sa communauté. Sa région du Karamoja compte 1,2 million d’habitants dont 80 % vivent de l’agriculture et de l’élevage nomade.
La saison sèche y a débuté cette année deux mois plus tôt que la normale, en août. Dans cette région située au nord-est de l’Ouganda, le changement climatique se traduit par une saison des pluies plus courte et une saison sèche plus longue et plus intense, mettant ainsi en péril les moyens de subsistance de populations, qui reposent sur l’agriculture et l’élevage.
« Entre juin et septembre, 2 000 personnes sont mortes parce qu’elles n’avaient rien à manger. Les chiffres auraient pu être plus élevés, mais les acteurs de la région, y compris le gouvernement, ont fourni de la nourriture et de l’argent pour que les gens se nourrissent. À partir d’octobre, cela s’est donc un peu amélioré. Les gens ont eu la possibilité de déménager chez des parents, le bétail est de retour dans les zones de pâturage et ils peuvent en tirer leur nourriture. Mais nous n’en sommes pas sortis. Cette situation d’insécurité alimentaire pourrait revenir à partir de février, car les stocks alimentaires ne dureront que jusqu’en janvier, explique-t-il à La Libre, lors de son passage en Belgique. Or, nous avons toujours des prix alimentaires élevés, vu la guerre entre la Russie et l’Ukraine et le coût élevé des engrais. Et beaucoup de personnes au Karamoja dépendent encore de l’achat de nourriture, pas de la production. La saison sèche va durer jusqu’en février. Ensuite, peut-être qu’en mars, on aura de la pluie, mais il faut quand même trois mois pour pouvoir produire de la nourriture…«
« Tout le monde migre »
La santé du bétail en pâtit aussi, notamment en raison du manque d’eau car les points subsistants se font plus rares. La situation est cependant pire juste de l’autre côté de la frontière, dans le nord du Kenya dont le Turkana où il est tombé, cette dernière année, seulement 30 % des précipitations habituelles. Résultat : des milliers d’éleveurs nomades viennent au Karamoja pour faire paître leurs troupeaux et surtout les abreuver. « Tout le monde migre. Les enfants, les jeunes, les vieux… Bien sûr, si ce bétail était resté au Turkana, il serait mort, décrit Emmanuel Emaruk. Nous ne sommes pas dans une bonne situation nous-mêmes et l’on héberge également davantage de personnes. De ce fait, les grandes sources d’eau diminuent. Nous nous attendons donc à ce qu’elles ne durent pas la saison sèche. Nous prévoyons que plus de 50 000 pasteurs avec leur bétail arrivent encore du Turkana ces prochaines semaines. »
Raids sur le bétail
Le vétérinaire et directeur des programmes de Vétérinaires sans frontières Belgique au Karamoja craint donc des conflits entre les populations de diverses origines dans les semaines à venir.
Selon le Réseau américain d’alerte des famines, pour éviter les conflits avec les éleveurs nomades du Turkana, leurs homologues du Karamoja se déplacent déjà eux-mêmes plus loin vers l’ouest. Auparavant, des éleveurs Turkana armés avaient été accusés de vols de bétail et de violences mortelles avant d’être expulsés en avril 2022.
En effet, les « raids de troupeaux » – autrefois une tradition au Karamoja pour montrer son statut ou payer la dot d’une fiancée – sont devenus aujourd’hui une activité criminelle commerciale, pour répondre à la demande en viande des villes en croissance. Il y a deux ans, le nombre de raids est « devenu hors de contrôle », selon le Dr Emaruk, vu la hausse des prix de la viande. Le Karamoja Development Forum estime qu’entre mars 2019 et juillet 2021, 3 000 personnes sont mortes en raison de vols de bétail et de l’insécurité dans la région.
Les armes circulent en effet facilement depuis les pays proches, en majorité instables : Sud-Soudan, Éthiopie, Somalie… « Et au Kenya, le gouvernement encourage les groupes de défense locaux armés vu le trafic de drogue. L’Ouganda est un tampon, et le Karamoja est un tampon pour l’Ouganda », décrit Emmanuel Emaruk, qui indique que la nouvelle politique de désarmement du gouvernement ougandais fait baisser le nombre de raids depuis début 2022 mais entraîne en revanche des abus.

Il estime aussi le système judiciaire et policier inapte à réprimer les vols de bétail. Trop complexe, il décourage les gens à porter plainte. C’est pour lui le moteur principal de ces raids, même si la situation climatique actuelle n’arrange rien. « Le système est faible, alors les gens peuvent en profiter. Mais bien sûr, il y a aussi des personnes, celles qui n’ont peut-être rien à manger et qui se disent : ‘OK, allons chercher quelque chose pour survivre’. Principalement parmi les jeunes parce qu’ils n’ont ni bétail ni d’emploi. »
La résilience du nomadisme
Malgré ces difficultés, le pastoralisme nomade constitue une excellente stratégie d’adaptation au changement climatique, argumente Emmanuel Emaruk. « Normalement, dans le Karamoja, les mois d’avril à août peuvent être humides. Cependant, cela ne signifie pas qu’il pleut partout ! Il peut pleuvoir ici, ou là… Donc, si vous avez un moyen de subsistance qui dépend de l’agriculture et que vous avez votre ferme à un endroit fixe et s’il n’y a de pluie cette année, votre récolte échouera. Mais une vache peut bouger jusqu’à l’endroit où il pleut. C’est donc notre stratégie d’adaptation. À l’inverse, durant la saison des pluies, avec les rivières arrivant des montagnes, certaines zones de plus basse altitude sont gorgées d’eau, donc vous ne pouvez pas accéder aux pâturages, mais vous pouvez aller dans les zones plus élevées pour échapper à ces inondations… Et vous pouvez revenir quand l’eau a disparu ! Ainsi, vous pouvez échapper aux influences climatiques. Donc le pastoralisme à sa manière s’adapte beaucoup mieux (que l’agriculture sédentarisée) aux problèmes climatiques. »
Problème : le gouvernement ougandais ne le voit pas du tout ainsi. « Le défi que nous avons est que l’environnement politique ne soutient pas ce style de vie. Le gouvernement veut que la production agricole augmente, alors que si vous n’avez pas de pluie, vous êtes fini ! Le pastoralisme nomade est adaptable à l’environnement et au climat. C’est plus résilient. Si mon exploitation agricole ici échoue, je peux vendre des vaches. Je peux acheter alors de la nourriture, je peux envoyer mes enfants à l’école, payer les frais médicaux. Si je n’ai pas ça, je dois dépendre de l’aide alimentaire. »
VSF mène donc un travail de lobbying auprès du gouvernement, qui y demeure sourd jusqu’à présent. C’est aussi pour défendre ce mode de vie qu’Emmanuel Emaruk était de passage en Belgique et à la Commission européenne en ce mois de décembre.