En créant Zap Mama, en 1990, Marie Daulne célébrait et partageait sa multiculturalité. Trente ans plus tard, elle analyse le succès incroyable rencontré par le groupe, et revient avec « Odyssée » ce vendredi.
Quelques jours après sa naissance dans le nord-est de la République du Congo en 1964, Marie Daulne perd son père, assassiné par des rebelles. Sa mère se réfugie dans la forêt, protège sa famille, et finit par s’envoler avec ses enfants pour la Belgique. Marie a trois mois, et la voilà au fin fond des Ardennes.
La transition est forcément délicate, on ne voit pas beaucoup de Noirs dans les environs. Marie a beau être métisse, née de l’union d’un Belge et d’une Congolaise, sa singularité n’échappe à personne. « Votre père a épousé une Africaine, c’est pas facile pour moi » , lui dit un jour sa grand-mère. « Mais elle nous aimait et nous l’aimions« , ajoute immédiatement l’intéressée. « J’ai vécu le racisme dans mon enfance, mais j’étais entourée de gens aimants, dont ma maman, qui me disait : ‘Ne t’inquiète pas, ils n’ont pas l’habitude, ils ont simplement peur.’ Malgré toute l’histoire négative autour du Congo belge, j’ai surtout ressenti des choses positives, poursuit-elle. Je vivais pleinement mes deux cultures, mon métissage, mes cheveux frisés. Pour moi, c’était une richesse, une fierté, j’ai construit ma propre réalité. »
Durant toute son adolescence, le chant est omniprésent. La famille Daulne entretient un rapport viscéral à la voix et au corps. Lorsqu’elle part pour le Zaïre à 18 ans pour régler son histoire, enterrer son enfance, et comprendre la mort de son père, Marie remonte aux fondements d’une partie de son héritage. « Je me suis retrouvée face à cet épanouissement incroyable, ces shows omniprésents, l’usage constant du chant et de la langue, comme une forme de médecine rituelle, se souvient-elle. Je me souviens très bien m’être dit : si je ramène ça en Europe, ça va exploser. »
De retour en Belgique où elle étudie le jazz, la chanteuse propose des cours de réduction du stress par le chant pour les enfants, puis les adultes, et finit par monter en 1990 un groupe de chant a cappella : Zap Mama. « Je voulais proposer au monde une nouvelle manière de voir le métissage« , analyse Marie Daulne, 57 ans, aujourd’hui, lorsque nous la rencontrons dans un café bruxellois. « Rééquilibrer cette vision, décoloniser les mentalités, créer la notion d’afropéanité. »
Ni africaine ni européenne, plutôt les deux à la fois, Marie Daulne et quatre acolytes sortent le premier album de Zap Mama sur le label Crammed Records, en 1991, et tournent rapidement en Belgique, en France, puis aux États-Unis. Le succès est immédiat.
« Le but n’était pas du tout d’entrer dans le show-business« , s’amuse désormais Marie Daulne. Mais David Byrne les repère lors d’un concert new-yorkais. L’ancien chanteur et guitariste des Talking Heads les signe et ressort le premier album de Zap Mama sur le marché américain. « Il avait déjà créé une réelle ouverture au métissage dans les années 1970, commente sa protégée. La façon dont il a ensuite proposé notre projet aux Américains était très intelligente : ouvrir les Occidentaux au pouvoir de la rythmique et des sons, leur réapprendre le bien-être des rituels, la nature et la danse. »
C’est l’explosion, l’enchaînement des tournées mondiales. L’album Sabsylma, qui sort en 1994, est nommé aux Grammy Awards, et Zap Mama attire l’attention du milieu du hip-hop américain qui repose en réalité sur les mêmes fondamentaux : la voix, la danse, le breakdance et le graffiti. « Tous n’ont pas suivi, une partie de la population afro-américaine voyait ça d’un mauvais œil, mais des artistes comme The Roots ou Erykah Badu ont introduit la world music dans le monde du rap. »
Installée à Los Angeles, la petite Belge décide de poursuivre en solo. Zap Mama est au sommet, multiplie les featurings avec les stars américaines du rap, tourne en Afrique, et signe avec de gros labels. « À la base, les labels ont vu cinq nanas avec de l’humour, du métissage, de l’énergie, et ils se sont dit : le package est parfait« , s’amuse Marie Daulne, qui passe la fin des années 1990 à signer des autographes pour des superstars afro-américaines de Hollywood comme Wesley Snipes, et à collaborer avec des pontes comme le compositeur Hans Zimmer sur la bande originale du deuxième volet de Mission : Impossible. « Moi, je vivais ça avec mon identité, mes éléments afro-européens. Pourquoi imiter les Américains alors que nous avons tout ici ? Pourquoi ne pas mélanger les éléments ? Faire de la musique, mais aussi fabriquer des vêtements avec des éléments africains ? C’est ce que Stromae a fait, il a mené cette démarche encore plus loin. »
Le contre-pied de Billie Holiday
Vingt ans après le lancement de Zap Mama, Marie Daulne finit par revenir en Belgique en 2010 et prend un break. Un nouvel album marque son retour en 2018, auquel succède désormais Odyssée (autoproduction, sortie ce vendredi 30 septembre). Même recette, même richesse, même afropéanité, mais avec des paroles exclusivement francophones, et une rythmique un rien plus en retrait.
On connaît beaucoup de stars afro-américaines. La femme, l’artiste afro-européenne a-t-elle aussi une visibilité aujourd’hui ?
Moins, c’est vrai. C’est aussi pour cela que j’ai décidé de revenir définitivement en Europe. Je donne des cours de jazz aux conservatoires de Gand et Louvain, et je dis souvent à mes élèves que toutes les références sont afro-américaines : Nina Simone, Ella Fitzgerald, Billie Holiday… Alors que nous aussi, nous devrions avoir nos héroïnes afropéennes. D’où l’importance d’utiliser et revendiquer ce terme : afropéen. J’ai toujours voulu être le contre-pied de Nina Simone et Billie Holiday, et je garde cette énergie, aujourd’hui. Il y a une place à prendre, on voit déjà quelques exemples au Royaume-Uni, ça arrive chez nous (avec une artiste comme Lous and The Yakuza notamment, NdlR).
Dans le texte qui accompagne l’album, vous faites référence à « une vie où il faut sans cesse chercher le bon chemin ». C’est comme cela que vous avez vécu votre carrière ?
Oui, j’ai toujours vu ma vie et ma carrière, comme un labyrinthe. Une ouverture se présente face à toi et tu choisis d’y aller ou non. Une petite voix te dit « C’est le chemin à prendre », puis ton ego reprend le dessus, tu fais les mauvais choix, tu te prends des murs, et tu repars. J’ai eu la liberté de suivre mon intuition, mais ça n’a pas été facile. Quand j’ai abandonné un monde, les filles de la première version du groupe – A cappella – je savais que je devais aller dans cette direction. Odyssée n’est pas directement un récit personnel, mais chaque chanson renvoie à une expérience vécue.
Pourquoi avoir fait le choix de mettre les textes plus en avant sur cet album ?
Longtemps, j’ai utilisé un anglais basique, pour me concentrer sur les sons et les rythmes. Je n’ai pas développé le texte en français, je ne suis pas allée dans la finesse des mots, je laissais la fréquence sonore prendre le dessus. Cette fois, j’ai travaillé avec mon frère – Jean-Louis Daulne, qui a une belle plume – et Adamo. C’est lui qui m’a dit : « Pas trop de musique, l’histoire passe d’abord parce que les textes ont vraiment leur importance. » Pour une fois, le groove est passé après.
La nouvelle scène congolaise influence-t-elle vos compositions ?
Pas congolaise, africaine. Ce qui me plaît, aujourd’hui, c’est que lorsqu’on allume la radio, on entend de la rumba, de l’afrobeat, tout le monde est convié partout. Les choses se sont tellement normalisées qu’on ne se rend même plus compte qu’il y a une guitare ou rythmique africaine. Ici aussi, tout le travail réalisé par Stromae ces dernières années a fait beaucoup de bien.