Portrait d’Evgueny Prigogine, chef du groupe Wagner et supporter du coup d’Etat au Burkina Faso

Portrait d’Evgueny Prigogine, chef du groupe Wagner et supporter du coup d’Etat au Burkina Faso

Ancien malfrat, proche de Vladimir Poutine, l’homme d’affaires, qui a reconnu être le créateur de la compagnie de mercenaires, sort de l’ombre pour placer ses pions dans l’est de l’Ukraine. Il soutient aussi les coups d’Etats en Afrique, et notamment le dernier, au Burkina Faso.


« Je salue et soutiens le capitaine Ibrahim Traoré. […] Le 24 janvier, le lieutenant-colonel Paul-Henri Sandaogo Damiba a pris le pouvoir dans le pays, sous l’égide de la lutte pour la liberté et la justice. Cependant, il n’a pas su se montrer à la hauteur de la confiance des jeunes officiers, qui ont finalement suivi le capitaine Ibrahim Traoré. Et maintenant, ils ont fait ce qui était nécessaire, et ils l’ont fait uniquement pour le bien de leur peuple. » C’est le message publié le 30 septembre sur les réseaux sociaux de l’oligarque russe Evgueny Prigojine. Mais qui est-il pour saluer, en son nom propre, un coup d’Etat militaire dans un lointain pays d’Afrique ? Quel rôle cet homme de main gris du régime de Vladimir Poutine a-t-il pu jouer dans les récents développements au Burkina Faso ?

Burkina Faso : Qui est derrière la tentative de coup d’Etat ?

« Depuis le début de l’année, et le premier coup d’Etat, il y a un intérêt croissant pour le Burkina, qui fait partie des pays où Prigojine aimerait s’implanter. Mais Damiba s’était toujours montré réticent. On a vu apparaître il y a quelques mois des messages sur plein de faux comptes, qui s’en prenaient à lui, il était visé. On sait qu’il y a des tentatives d’infiltration favorables à un rapprochement avec la Russie», explique Colin Gérard, doctorant à l’Institut français de géopolitique et spécialiste des stratégies d’influence informationnelle de la Russie.

Procès et intimidations

Ces dernières semaines, il ne se passe pas un jour sans que surgisse le nom de l’un des personnages les plus secrets de l’entourage de Vladimir Poutine, mais qui joue un rôle essentiel, depuis des années, dans les différents «projets» internationaux du Kremlin. Et notamment, depuis 2018, sur le continent africain, où la Russie se réengage activement en apportant une aide politique, financière et surtout militaire aux régimes qu’elle choisit de soutenir. A l’avant-garde de cette expansion se trouve Evgueny Prigogine, qui propose une « offre » : influence politique, médiatique, extraction de ressources et soutien aux présidents locaux, via son armée de mercenaires.

La semaine dernière, celui que l’on surnomme «le chef cuistot de Poutine», qui avait toujours nié le moindre lien avec «l’armée secrète» spécialisée dans la guerre hybride et déployée là où la Russie défend ses intérêts sans vouloir en avoir l’air – Ukraine, Syrie, Libye, Centrafrique, Mali –, a reconnu en être le créateur. Dans un communiqué, publié le 26 septembre sur les réseaux sociaux de son entreprise Concord, l’homme d’affaires brise le secret de polichinelle. « C’est un moment opportun. Les forces armées russes [en Ukraine] ont merdé, c’est clair pour tout le monde. Les mercenaires de Wagner, eux, donnent des résultats. Il a saisi le moment, il veut se présenter comme un homme de guerre actif, compétent, qui a créé une structure efficace », commente Marat Gabidullin, ex-commandant au sein de la compagnie militaire privée (SMP) « Wagner » qui a combattu en Syrie à plusieurs reprises. « La guerre en Ukraine lui a donné une opportunité de se mettre en avant. Sûrement auprès des élites dirigeantes. On sait qu’il y a des tensions entre Choïgou [ministre de la Défense, ndlr], Poutine, Guérassimov [chef d’Etat-major] depuis le début de la guerre. Prigogine essaye de se mettre en avant, de signaler son utilité. De montrer qu’il a été fidèle du début et le restera jusqu’à la fin», confirme Colin Gérard.

L’effet de surprise, si tel avait été l’objectif, n’a pas fonctionné, tant les liens entre Evgueny Prigojine et le groupe Wagner ont été établis depuis longtemps par les journalistes d’investigation russes, puis occidentaux, et confirmés tout récemment au plus haut niveau par le département d’Etat américain. Mais le sexagénaire démentait sans sourciller, se défendant à coups de procès en diffamation et intimidations contre les médias intrépides, et n’hésitant pas à éliminer physiquement les plus curieux. Trois journalistes russes partis enquêter sur ses activités en Centrafrique en 2018 ont été assassinés. Un autre est «tombé» de son balcon, à Ekaterinbourg, après avoir été le premier à écrire sur les mercenaires russes en Syrie.

« Il est bien le fondateur, le sponsor et le dirigeant de la SMP », assure Marat Gabidullin. Réfugié en France où il a publié son témoignage sur ses années dans les rangs du groupe, Gabidullin connaît personnellement l’animal pour avoir été son assistant, à Saint-Pétersbourg, de septembre 2017 à janvier 2018, entre deux missions en Syrie. « Mon boulot était de tenir à jour les cartes des opérations dans lesquelles étaient impliqués nos gars, précise Gabidullin. En rassemblant toutes les informations qui remontaient des commandants de divisions sur le terrain et du ministère de la Défense, classées secrets d’Etat. » Presque tous les jours, il se posait pour une petite réunion matinale avec son patron, qui « était toujours au courant de tout, en contact direct avec tous les commandants qu’il pouvait joindre à n’importe quel moment, et qui connaissait les noms et les blases de tous les combattants blessés ».

« Impliqué dans de nombreux pays »

Depuis le début de la guerre, le 24 février, à laquelle les mercenaires de Wagner ont participé dès la première heure, sur tous les fronts, Prigogine a commencé à prendre la lumière en pleine face. Il a été repéré çà et là dans le Donbass, au côté de ses hommes. Dans les semaines qui ont précédé la mobilisation décrétée par Poutine le 21 septembre, l’homme d’affaires s’est personnellement déplacé dans les colonies pénitentiaires pour recruter des mercenaires. Prigogine est apparu mi-septembre dans une vidéo vraisemblablement « fuitée » par ses propres soins.

« Je suis le représentant d’une société militaire privée, vous en avez peut-être entendu parler, elle s’appelle SMP Wagner”, explique un homme en tenue kaki à une formation de taulards, sur la place centrale d’une prison d’Iochkar-Ola (dans la région de Kazan), barbelés et baraquements en fond de décor. S’il est là, devant eux, c’est qu’il cherche des « soldats d’assaut, des plus vigoureux, de ceux qui survivent le mieux », pour participer à une « guerre difficile, qui n’a rien à voir avec la Tchétchénie ou l’Afghanistan ». A tous les « récidivistes », assassins, condamnés pour crimes sexuels ou pour trafics de drogue, il propose un deal alléchant : en échange de quelques mois passés dans les rangs de Wagner à combattre en Ukraine, ils seront non seulement grassement payés, mais également amnistiés.

« Il a une sale tête sur ces images, il a l’air cabossé par la vie. Sa façon de parler a changé, mais en même temps, je ne l’ai jamais entendu haranguer une foule. Ce n’était pas dans sa pratique de s’adresser publiquement aux mercenaires comme ça », commente Gabidullin, pas étonné un instant, cependant, que son ancien employeur, « doté de pouvoirs hallucinants », se fasse dérouler le tapis rouge dans les lieux de détention, au mépris total de la loi. « Wagner a besoin de plus de combattants que les autres SMP car le groupe est impliqué dans de nombreux pays. Prigogine ne veut pas gaspiller ses vétérans – plus utiles en Afrique – dans cette guerre qui n’est rien d’autre qu’un hachoir à viande. Alors il va dans les prisons. Il sait qu’il y trouvera des hommes déterminés, prêts à surmonter la barrière psychologique pour commettre des meurtres de masse, des vols, des viols », explique Gabidullin.

Rien, pourtant, ne prédestinait Evgueny Prigogine, né en 1961 à Leningrad (actuelle Saint-Pétersbourg et ville natale de Vladimir Poutine), à devenir l’un des hommes les plus puissants et riches de Russie. Et moins encore à jouer les chefs de guerre. Rêvant d’une carrière de skieur professionnel, il tombe très tôt dans la petite délinquance. A l’âge de 20 ans, il prend douze ans pour vol en bande organisée, fraude et participation à un réseau de prostitution pour mineurs. Quand il sort de prison en 1990, après avoir purgé les trois quarts de sa peine, il se lance dans les hot-dogs et finit par devenir un baron de la restauration de Saint-Pétersbourg, propriétaire du très luxueux bateau-restaurant New Island. C’est là qu’il fera la connaissance d’un certain Vladimir Poutine, conseiller au maire qui, devenu président, y dînera avec Jacques Chirac et George W. Bush. Le « chef cuistot de Poutine » se voit confier la restauration du Kremlin, puis des contrats juteux dans celle de l’armée et des écoles.

Mainmise de la milice en Centrafrique

Quand Poutine revient au Kremlin en 2012, Prigogine est plus près encore. Il met sa fortune au service de la désinformation et de la propagande, toujours tapi dans l’ombre, en finançant médias et « fabriques de trolls ». Il infiltre les cortèges des grandes manifestations anti-Poutine à Moscou et Saint-Pétersbourg, crée quelques médias qui n’ont pour but que de dézinguer l’opposition. Via son entreprise l’Internet Research Agency (IRA), il cherche à s’immiscer dans la campagne présidentielle américaine en 2016. En 2019, il sort de la clandestinité, en créant le groupe de médias Patriote. « C’est une manière de donner un visage public à son centre clandestin de préparation des opérations d’influence et à reconnaître la paternité d’activités qu’on lui attribue », commente Gerard.

A partir de 2014, quand le Kremlin s’en va t’en guerre contre l’Ukraine, un nouveau rêve éclos dans la tête de l’homme d’affaires : devenir le patron du Donbass, cette région riche en houille de l’est de l’Ukraine. Selon Marat Gabidullin, « il avait suffisamment d’autorité et de relations en haut lieu pour se voir confier l’organisation de la guerre hybride qui était en train de se mettre en place. En servant les intérêts du Kremlin, il commence surtout à tout mettre en place pour servir les siens ». Le groupe Wagner n’a pas été créé dans le but d’aller combattre en Ukraine, c’est plutôt l’inverse qui s’est passé, racontait l’ancien mercenaire au journal Libération en mai dernier : « Les séparatistes n’étaient bons qu’à défiler armés dans les rues de Donetsk et de Louhansk, à agiter des drapeaux russes, mais ils étaient totalement inaptes à la guerre et au combat. Avec le temps, les mercenaires russes, partis là-bas à l’arrache, en ordre dispersé, ont commencé à se structurer. La “compagnie” a commencé à prendre forme », sous le commandement de Dmitri Outkine, un ancien du GRU (le renseignement militaire russe). Pour devenir une véritable armée de l’ombre, au service des ambitions de Vladimir Poutine à l’étranger, qui combat, protège, escorte, pille, et parfois viole et massacre, là ou le Kremlin prétend ne pas être.

L’exemple le plus abouti, le plus terrifiant aussi, de la mainmise de cette milice sur un Etat est la Centrafrique. Garde prétorienne du président Touadéra, Wagner torture et élimine les opposants, pendant que des sociétés contrôlées par Prigogine exploitent les gisements de diamants et prennent petit à petit le contrôle du commerce du bois, se payant ainsi sur la bête. «Généralement, les intérêts du Kremlin et ceux de Prigogine sont liés. Il n’agira jamais contre les intérêts du Kremlin. Mais en retour, l’intérêt du Kremlin est d’avoir un type qui assure “à peu de frais” une présence russe sur le continent africain », dit Colin Gérard. Reste la question, impossible à trancher, de la poule et de l’œuf. Est-ce que Prigogine choisit lui-même le pays qu’il va aller explorer ou suit-il des recommandations du Kremlin ? Selon le chercheur, « il y a forcément une coordination. Ils sont interdépendants. Mais l’intérêt pour Prigogine est de s’enrichir avant tout ».

Duplicité et cupidité

Une gueule de truand, regard par en dessous, au parler de petite frappe, un « homme dur dans son genre, charismatique, déterminé, volontaire, pas lâche. Pas une brute ignorante, mais une brute coriace, un homme assez évolué », décrit Gabidullin. « Ce n’est pas un oligarque de bureau. Il est allé lui-même en Afrique, a rencontré ces cannibales, comme il les appelle, tous ces présidents, il a eu des contacts avec eux, il leur a parlé lui-même, les a convaincus de prendre son parti. Il était souvent fourré sur nos positions en Syrie aussi », raconte l’ancien mercenaire avec une pointe de respect. S’il garde un fond de loyauté pour son ancien patron, c’est parce que ce dernier l’a remis d’aplomb après de graves blessures de combat et a sauvé son épouse en l’envoyant traiter un cancer à l’étranger. Il ne lui pardonne pas en revanche sa duplicité et sa cupidité : « Il dissimule soigneusement ses véritables motivations. La rhétorique est patriotique, mais il l’exploite sans vergogne. Ses proclamations, la guerre pour la défense du peuple, de notre terre, tout ça c’est du vent. Tout ce qu’il fait, c’est du business. »

Que pensez-vous de cet article?

Derniers Articles

Journalistes

Dernières Vidéos