Son dernier roman, Le Silence est ma langue natale, explore les rêves de trois jeunes qui grandissent dans un camp. Sulaiman Addonia, ex-réfugié érythréen, est devenu un auteur anglophone reconnu. Installé en Belgique depuis 2009, il y a créé le Festival littéraire “Asmara-Addis”. Rencontre
Le rendez-vous a été donné là où tout a commencé, ou presque. Depuis la terrasse, Sulaiman Addonia pointe du doigt “sa” table – l’une de celles qui trônent à l’intérieur de ce célèbre bar bruxellois faisant face aux Étangs d’Ixelles. “Cet environnement m’a tout de suite plu quand je suis arrivé à Bruxelles. Je trouvais la place magnifique.” Malgré le bruit et les allées et venues, il parvient à rester très concentré, tout en captant instantanément les regards et les attitudes de clients qui ont parfois réveillé ses souvenirs ou inspiré l’un des personnages de son roman.
“J’ai toujours écrit dans des cafés. J’aime être surpris par les voix, les visages, les mouvements.” Et ce, même si l’histoire qu’il retrace dans son roman est très éloignée de cette réalité. “Les réactions humaines sont universelles, objecte-t-il. Toutes ces interactions que l’on saisit au vol nourrissent mon écriture.”
“Le livre parle de la façon dont les camps de réfugiés affectent les gens. Ce sont surtout des récits intimes. Pour apprivoiser l’écriture, il faut développer des outils. L’observation permet de plonger plus profondément en soi pour dénicher la psychologie de vos personnages.”
L’expérience de l’exil
La Belgique est le seul pays où Sulaiman Addonia a choisi de venir. Parti d’Érythrée vers le Soudan “et ensuite vers l’Arabie Saoudite et puis, Londres, j’ai rencontré cette jeune femme belge à l’université et j’ai déménagé par amour. Histoire typique”, s’excuse-t-il presque… “C’est la seule fois où on ne m’a pas forcé à partir. Quelle que soit la raison, un déménagement entre deux pays a toujours des conséquences”, souligne-t-il. Arrivé en 2009, il a fait quelques allers-retours entre Bruxelles et Londres, où vit une partie de sa famille, “mais mon fils et ma fille sont nés en Belgique”.
Il est justement question de fratrie dans Le silence est ma langue natale ★★★. Du lien extrêmement fort qui unit un frère (Hagos) et une sœur (Saba) arrivés de nuit dans un camp de réfugiés soudanais avec leur mère. Une situation qu’il a lui-même vécue…
Pour Saba, narratrice d’une grande partie de l’histoire, la souffrance ne vient pas tant de l’exil et du dénuement que de l’absence totale de perspective : quelques cabanes au toit de chaume et un centre d’aide pour tout horizon. Élève brillante, Saba n’a qu’une question en tête : quand l’école promise sera-t-elle enfin construite ? La promiscuité, le dénuement et le contrôle étroit des uns sur les autres pèsent sur la jeune fille qui voudrait être libre dans son corps et sa tête.
À la manière de Degas
“Je n’avais pas planifié de parler de cette histoire. J’étais à Paris en 2008 pour célébrer la publication de mon premier livre. Je m’étais rendu au musée et j’avais acheté un livre avec les peintures de Degas que j’adore. J’ai vu cette série sur les femmes prenant leur bain ; les grandes bassines m’ont rappelé la façon dont nous nous lavions dans le camp de réfugiés. J’ai toujours été intéressé par la nudité car c’est un accès au monde intérieur de chacun. Tout faisait sens. Je me suis dit que j’allais peindre mon personnage Saba en mots de la même façon que Degas l’avait fait à travers ses toiles : pleine de complexité, de vivacité et d’intimité, de moments d’isolement et de tristesse. C’était tellement riche, tout semblait lié. C’était le choix idéal pour moi : cela m’a permis de me concentrer sur mes personnages et sur ma propre histoire” dans une fiction jouant à cache-cache avec les échos de sa réalité.
“Je pense souvent à cette phrase de Fellini, le réalisateur italien, qui disait qu’il n’y a plus de distinction entre le réalisme et la fiction. Il y a une zone grise entre les deux qui fait que vous ne savez plus les distinguer. C’est le meilleur endroit pour bâtir une histoire. Ainsi, vous avez les avantages des deux mondes car notre imagination fait partie intégrante de notre réalité. Vous pouvez développer des idées et les faire devenir réalité. Enfant, je vivais dans mon imaginaire car je n’avais pas de jouets dans le camp. J’imaginais que je vivais dans un pays apaisé et plein de possibilités. Cela m’a accompagné longtemps.”
Croire en la possibilité d’une renaissance

Le roman met en lumière l’importance de croire en ses rêves, une question rarement abordée lorsqu’on parle de la vie dans les camps. “J’étais frappé de voir que les journaux que je lisais pour apprendre l’anglais offraient une vue unidimensionnelle ne tenant compte que des questions matérielles. Or dans le camp, le quotidien était tout autre…”
Le fait de composer avec des lieux qu’il connaît bien “permet d’enrichir cet univers, même avec des personnages en partie inventés. Comment développer une vie intéressante dans cet espace de dénuement. Qu’est-ce que le bonheur ? Que signifie la tristesse, l’intimité, l’amour, le sexe ou l’idée du genre ? Le fait d’avoir du temps devant soi permet de réfléchir profondément à tout cela et ajoute de l’épaisseur aux personnages que vous imaginez : leur monde intérieur devient un reflet de la réalité que vous avez croisée.”
Le roman suit principalement le destin étroitement lié de Saba et Hagos. Ce sont les circonstances, et non la naissance, qui ont fait d’eux presque des jumeaux. “Certains événements nous font renaître. Ce fut le cas avec l’exil pour moi ; pour Saba et Hagos aussi. Saba ne fut pas simple à écrire, je me demandais si j’étais légitime pour écrire ce personnage féminin. Beaucoup d’auteurs masculins sont coupables de transmettre des stéréotypes. Il fallait que je les combatte avant de pouvoir écrire Saba convenablement, en tant qu’auteur et non en tant qu’homme. Pour que chaque personnage ait la même place dans mon esprit et mon imaginaire.”
Le livre se fait aussi l’écho de questionnements sur le genre et l’amour. “Ces questions ont toujours existé, elles sont juste plus visibles aujourd’hui. J’ai toujours été intéressé par le caractère individuel de ce choix. Mon premier livre, intitulé Les conséquences de l’amour, abordait déjà ces questions. Il y a toujours eu des interdits et des prescriptions. J’ai vécu sur trois continents, les réflexions sont partout semblables. Pour décrire mes personnages, j’ai dû combattre quelques idées reçues et tabous. J’ai écrit ce livre, mais ce livre m’a aussi réécrit : chaque personnage m’a permis d’aller plus loin dans la psychologie humaine. Cela a tellement enrichi ma vision de l’amour. Le livre veut permettre de prendre conscience de la puissance de l’amour et réduire l’influence des jugements…”
Entretien: Karin Tshidimba
>> Sulaiman Addonia, Le silence est ma langue natale, La Croisée, 260 pp., 20 €