Depuis une semaine, la grogne enfle dans le Nord-Kivu contre la présence onusienne. Des coups de feu mortels, tirés par des casques bleus, dimanche, au poste-frontière de Kasindi, ont encore renforcé cette colère. À qui peut profiter cette tension ?
Dimanche 31 juillet 2022. Poste-frontière de Kasindi, en République démocratique du Congo, dans le Nord-Kivu. Un détachement tanzanien, appartenant à la force des Nations unies, quitte l’Ouganda et pénètre en force sur le territoire congolais. Les casques bleus ouvrent le feu. Trois Congolais sont tués. Une quinzaine de personnes sont blessées.
Un “incident grave”, “inqualifiable et irresponsable”, selon la Monusco. Le secrétaire général de l’Onu, Antonio Guterres, s’est dit “outré”. La cheffe de la Monusco, Bintou Keita, s’est dite “profondément choquée et consternée par ce grave incident”, selon le communiqué de la mission. Tandis que le gouvernement congolais “condamne et déplore vigoureusement cet incident malheureux”, a assuré dimanche dans la soirée le porte-parole et ministre de la Communication, Patrick Muyaya.
Ce lundi, les manifestants hostiles aux casques bleus ont de nouveau envahi les rues de Béni (Nord-Kivu). Les forces de l’ordre congolaises ont fait usage de gaz lacrymogène pour les disperser, tandis que le détachement onusien avait renforcé son dispositif de sécurité aux abords de ses installations. Les manifestants n’ont pas insisté, mais la ville de 800 000 habitants a vécu une journée au ralenti. Toute l’activité économique a été suspendue. Un peu plus au sud, à Uvira (Sud-Kivu), des manifestants qui tentaient de bloquer les grands axes routiers ont été dispersés.
Pourquoi cet “incident” dimanche à Kasindi ?
Comment expliquer qu’un contingent de casques bleus tanzaniens ouvre le feu sur les civils et les fonctionnaires qui travaillent au poste-frontière ? Pourquoi les agents de la douane ont-ils fermé la barrière devant ce contingent ?
“L’enquête devra déterminer l’enchaînement des faits, nous explique le ministre Muyaya, qui plaide l’apaisement et veut “donner aujourd’hui la priorité à l’enquête pour savoir ce qu’il s’est passé. Mais le comportement de ces militaires est inacceptable”. Nul ne nie cette évidence, même si certaines sources laissent entendre qu’il pourrait y avoir eu un peu de “provocation”. “Vu les tensions, les Tanzaniens ont accéléré la rotation de leurs effectifs pour ramener des hommes mieux entraînés”, explique une source proche de l’Ouganda, qui poursuit : “Ce qui explique qu’on a vu des militaires tanzaniens quitter précipitamment la RDC samedi.”
“Le pouvoir congolais était au courant, enchaîne Jean-Jacques Wondo, expert et analyste des questions politiques et sécuritaires de la RDC. Selon différentes sources, le pouvoir congolais a donné son aval pour cette relève avant de changer d’avis. Il a tenté d’improviser un blocage des nouveaux arrivants. Les soldats tanzaniens bloqués côté ougandais étaient des commandos qui revenaient d’un entraînement intensif de conditionnement au combat.”
“Ils ont attendu plusieurs heures devant des barrières fermées”, explique une source ougandaise. “Il faut se souvenir qu’en 2017, les Tanzaniens ont perdu 15 hommes dans la région lors d’une attaque des ADF” (les rebelles des Forces démocratiques alliées), explique un ancien militaire qui a servi dans la Monusco. “La tension des derniers jours, l’hostilité des manifestants, l’attente et les complications administratives ont pu jouer, même si on ne peut accepter qu’ils ouvrent le feu. Ce ne sont pas des policiers, aguerris au maintien de l’ordre, ce sont des militaires. Ils se sentent menacés, ils tentent de passer en force”, poursuit la source proche de l’Ouganda.
“C’est inacceptable, martèle le ministre Muyaya. S’ils avaient été empêchés de passer, ils pouvaient contacter leurs supérieurs onusiens. M. Lacroix (secrétaire général adjoint aux opérations de paix de l’Onu, NdlR) était à Kinshasa. Ces gens sont ici pour protéger les Congolais, pas pour tirer sur eux.”
Ce nouvel “incident” renforce le mécontentement congolais face au contingent onusien qui devrait quitter le pays fin 2024.
Pourquoi une « grogne » uniquement au Nord-Kivu ?
À l’exception de quelques “escarmouches” à Uvira, au Sud-Kivu, le mouvement de colère est localisé dans le Nord-Kivu, sous état de siège depuis mai 2021… comme la province de l’Ituri qui, elle, ne s’enflamme pas.
“Goma n’est pas Bunia”, explique un homme politique de Kinshasa. “À Goma, la jeunesse baigne dans la contestation. Ce n’est pas un hasard si le mouvement la Lucha (Lutte pour le changement) est né à Goma en 2012”, poursuit un élu du Nord-Kivu qui admet : “Ces jeunes gens ont une terrible capacité de mobilisation.”
Certains rappellent au passage le discours du président du Sénat, Modeste Bahati, le 15 juillet, dans cette ville. Le no 2 de l’État avait invité les Gomatraciens à “se prendre en charge pour chasser la Monusco”. “Il s’est tiré une balle dans le pied, sourit l’homme politique de Kinshasa. Si ça s’envenime encore, il sera pointé du doigt pour ces propos et sera remplacé par quelqu’un de plus docile et proche du clan présidentiel.” “Il voulait se donner plus d’épaisseur alors qu’on le donnait en difficulté face au retour de Kamerhe. En réalité, il a donné la chicotte pour se faire battre”, enchaîne un ancien ministre de Joseph Kabila, excellent connaisseur de cette région du grand Kivu.
À Bunia, dans l’Ituri, les représentants de la société civile rejettent cette lecture et expliquent qu’eux aussi font face à la colère de la rue “face à la Monusco et plus généralement face à ce qui peut incarner l’État ou ses associés”, explique un élu de Bunia. “On travaille tous les jours pour conscientiser la population et surtout la jeunesse. Cette colère est présente mais il y a aussi une bonne dose de manipulation. Les gens de Kinshasa qui viennent mettre le feu aux poudres ne sont plus là quand les événements qu’ils ont suscités dégénèrent”, explique Dieudonné Lossa Dhekana, coordonnateur de la société civile de l’Ituri. “Tout ce qui est ravagé par ces mouvements de colère, ce sont le plus souvent des biens congolais. Ce sont donc nos compatriotes qui souffrent le plus. On a aussi fait de la pédagogie en rappelant que la Monusco et le gouvernement ont signé un accord sur le désengagement onusien. Fin 2024, la Monusco doit avoir quitté notre pays. À quoi bon demander aujourd’hui leur départ précipité ?” poursuit-il.
À qui profiterait le départ de la Monusco ?
“Il ne faut pas perdre de vue que l’armée congolaise, dans son combat contre les groupes rebelles, bénéficie généralement de la logistique de la Monusco, explique un ancien ministre de la Défense. Pour le transport ou même pour les munitions.”
“On attend toujours le plan du gouvernement pour lutter contre les groupes rebelles”, ajoute Jean-Jacques Wondo.
“Ce départ onusien ne profiterait pas aux Congolais dans le contexte actuel, explique un diplomate européen. L’armée congolaise n’est pas équipée pour faire face aux multiples menaces qui viennent de ses voisins.”
Les divers témoignages recueillis pointent tous le pouvoir de Kinshasa… actuel ou ancien. “Le président Tshisekedi veut sa réélection et voit dans la présence onusienne un empêcheur de tricher en paix”, explique un membre de la société civile du Nord-Kivu. “2024, c’est trop tard pour Tshisekedi, confirme Jean-Jacques Wondo. Il voudrait le départ de la mission mais n’ose pas le dire ouvertement pour ne pas se mettre à dos les Américains. Dans le même temps, les casques bleus gênent aussi les plans rwandais, comme [le montrent] ces images infrarouges d’un convoi de l’armée rwandaise filmées par un drone de la Monusco près de Bunagana”, une ville occupée par les rebelles du M23.
Pour l’ex-ministre de la Défense, l’ombre de l’ancien pouvoir rôde au-dessus de la poussée de colère actuelle et de la pression sur la Monusco. “En cas de départ précipité des troupes onusiennes, Tshisekedi serait bien isolé. Il ne tient pas l’armée. Regardez le gouverneur militaire du Nord-Kivu, Constant Ndima Kongba, un carriériste. Regardez le général Philémon Yav, qui a repris les commandes des opérations militaires dans cette province, ce sont des hommes de l’ancien régime. Tshisekedi ne maîtrise rien. Il pense qu’il gagnerait en tranquillité avec le départ de la Monusco avant les élections. Mais ce gain serait vite mis à profit par d’autres.”
“Ce qui est certain, c’est que si cette grogne populaire est réelle, elle est aussi instrumentalisée. On a vu des dollars circuler ces derniers jours”, explique un membre de la société civile du Nord-Kivu. “Quand vous êtes dans la rue, vous ne faites pas rentrer d’argent… sauf si les promoteurs de ces mouvements vous paient. Une crise qui dure plus de 48 heures au Congo n’échappe pas souvent à cette règle”, conclut un ancien gouverneur de province, qui se dit “inquiet de la tournure des événements. Les élections sont annoncées pour fin 2023, mais qui croit encore qu’elles seront organisées à cette date ? Cela veut dire encore beaucoup de grogne, de tension, de mécontentement. Un cocktail dangereux face à un régime qui n’a rien structuré et se montre incapable de gérer le pays”.