Côte d’Ivoire : Quelle justice pour les crimes commis lors de la crise post-électorale de 2010-2011 ?

Côte d’Ivoire : Quelle justice pour les crimes commis lors de la crise post-électorale de 2010-2011 ?

Plus de dix ans après les faits, où en est la justice ivoirienne dans le dossier des innombrables crimes commis aussi bien par le camp Gbagbo que par celui de Ouattara lors de la guerre qui les a opposés après les élections de 2010 ? 

« Nulle part ou pas très loin », répondent en substance et en choeur la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), la Ligue ivoirienne des droits de l’Homme (LIDHO) et le Mouvement ivoirien des droits Humains (MIDH) qui publient ce jeudi 14 juillet un rapport intitulé « Côte d’Ivoire : de la justice sacrifiée au nom de la « réconciliation » à la justice instrumentalisée par le politique ».

Un texte basé sur lanalyse d’informations collectées pendant un an, y compris lors d’une mission internationale menée à Abidjan en décembre 2021. Ce rapport met en lumière sur l’état inquiétant de la justice en Côte d’Ivoire depuis la crise 2010-2011, il évoque selon ses auteurs « le manque de perspective de justice au niveau international et les attentes des victimes et survivants de crimes internationaux face à l’impunité persistante ».

Cette crise post-électorale a débuté quand le président sortant, Laurent Gbagbo, a refusé de céder le pouvoir au président élu Alassane Ouattara à la suite des élections présidentielles de novembre 2010. 

Au cours des cinq mois de violence et de conflit armé qui ont suivi, au moins 3.000 personnes ont été tuées et plus de 150 femmes violées. « Les forces armées des deux côtés ont parfois pris pour cibles des civils sur la base de leur affiliation politique, ethnique ou religieux », explique le rapport. 

Onze ans après les faits, la société ivoirienne peine à avancer sur les questions de justice face à ces crimes. Pourquoi ces retards ? Pourquoi cette apparente inaction ? Le rapport avance une réponse claire et étayée qui pointe du doigt la responsabilité des autorités ivoiriennes qui ont manoeuvré dans la gestion judiciaire de cette crise post-électorale. Le texte démontre les manipulations et les ingérences du pouvoir politique pour saboter les efforts de justice.

Une politique menée en trois temps. 

Acte 1. L’espoir et des engagements pour une « vraie » justice.

Cet espoir coincide avec le premier mandat du président Alassane Ouattara. Cinq années marquées par des engagements et une apparente détermination à lutter contre l’impunité. Le nouveau chef d’Etat annonçait alors que « la justice sera la même pour tous… Il n’y a pas d’exception, il n’y a pas de discrimination, la loi est la même pour tous ».

Un engagement qui s’est concrétisé par la mise en place de plusieurs mécanismes destinés à établir les faits ainsi qu’à contribuer à la réconciliation dont notamment la « Cellule spéciale d’enquête » créée en juin 2011. Une structure qui a inculpé plus de 150 personnes, y compris dans les rangs Ouattara, pour crimes de sang. 

Acte 2, le coup de frein de 2015 (à la veille du second mandat) à 2018.

A partir de 2015, la machine se grippe, les coups de freins se multiplient avant l’annonce d’une amnistie générale en 2018. La volonté présidentielle qui laissait espérer une nouvelle donne en 2011 s’est estompée. Les procédures judiciaires engagées, tant au niveau national qu’international, et particulièrement celles concernant des commandants militaires pro-Ouattara dont les troupes sont soupçonnées d’avoir commis de nombreux cas de violences sexuelles et d’assassinats ciblés pendant la crise, ne sont plus soutenues par le pouvoir.

Le 6 août 2018,  toutes les cartes sont rebattues, le président Ouattara annonce une amnistie pour 800 personnes accusées ou inculpées de crimes liés à la crise de 2010-2011 ou aux attaques contre l’État qui ont suivi, parmi lesquels pourraient se trouver des personnes présumées responsables des crimes les plus graves.   

« Depuis 2018, la FIDH, le MIDH et la LIDHO se sont élevés contre cette décision et rappellent qu’aucune amnistie ne devrait s’appliquer aux crimes de guerre, crimes contre l’humanité et autres graves violations des droits humains. C’est non seulement contraire aux obligations de l’État ivoirien qui a ratifié les principaux traités internationaux et régionaux en matière de protection des droits humains, mais cela constitue aussi une décision pleine de mépris vis a vis des victimes si cela permet aux auteurs présumés de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité d’échapper aux poursuites », explique Willy Neth, président de la LIDHO.

Acte 3.  La réconciliation à tout prix au détriment de la justice

Le 6 mars 2021, Alassane Ouattara, qui entamait son troisième mandat présidentiel, lançait : « Je souhaite que les épisodes malheureux des élections présidentielles de 2010 et 2020 soient définitivement derrière nous ». La société ivoirienne voyait s’éloigner l’espoir de justice au profit d’une politique de réconciliation nationale privilégiant le pardon.

Le rapport constate parallèlement à cette volonté de mettre la justice en sourdine, l’instrumentalisation accrue de cette justice par le pouvoir. Le texte parle d’un « traitement judiciaire différencié, variant en fonction du contexte et des personnes visées, et par un harcèlement judiciaire à l’encontre de certains membres de l’opposition ».

Les constats se font encore plus durs pur les derniers actes de l’exécutif ivoirien. « Les dernières élections présidentielles en 2020 et la première année du troisième mandat d’Alassane Ouattara en 2021 ont démontré comment la justice a été utilisée comme outil de contrôle et de pouvoir sous influence de l’exécutif. Les poursuites engagées contre les opposants politiques, notamment Guillaume Soro et Pascal Affi N’Guessan et leurs collègues, constituent des exemples clairs de l’instrumentalisation de la justice à des fins politiques et ont provoqué un fort retentissement à l’échelle régionale et internationale. L’acharnement judiciaire à l’encontre de ces individus, opposants politiques au Président Ouattara, a coïncidé avec le calendrier électoral de 2020″.

Les quelques libérations aléatoires qui ont suivi les condamnations prononcées en 2020 et en 2021 ne sont pas de nature à rassurer puisqu’elles ne répondent pas à des critères conformes à l’État de droit. Elles se veulent un symbole de la volonté conciliatrice du gouvernement, et une justification des efforts envers la réconciliation nationale, mais elles ne sont pas fondées sur des procédures judiciaires régulières et ne garantissent pas les droits des victimes.

« Après nos nombreuses rencontres lors de deux missions internationales menées en décembre 2021 et en juillet 2022, il est indéniable que le mot d’ordre en Côte d’Ivoire est celui de la réconciliation, et que justice n’est pas rendue aux victimes des crimes internationaux commis pendant la crise de 2010-2011. Le gouvernement ivoirien a le devoir de garantir que la réconciliation ne soit pas synonyme d’oubli et d’impunité mais bien au contraire de vérité, de reconnaissance commune et partagée, de justice et de réparation pour les victimes« , a ainsi déclaré Alexis Deswaef, vice-Président de la FIDH, président d’honneur de la Ligue des droits humains en Belgique, et chef de mission.

Le rapport conclut avec une liste de recommandations ciblées adressées à l’État ivoirien et aux acteurs internationaux pour répondre aux besoins des victimes et lutter contre l’impunité persistante dans le pays. 

FIDH, le MIDH et la LIDHO ont introduit un recours devant le Conseil d’État afin de faire valoir l’illégalité de l’ordonnance d’amnistie, et de dénoncer plus généralement la violation par l’État de Côte d’Ivoire de ses engagements internationaux à travers l’adoption de ces disposition.

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