Reportage Olivier le Bussy (Photo Christophe Smets/La Boîte à images)
À Bukavu et à Lubumbashi
Au Congo, il est très difficile pour les victimes de violences sexuelles d’obtenir justice et réparation. La clinique juridique de Panzi et le Mouvement des survivantes les appuient pour tenter d’y parvenir.
En juillet 2018, la Haute cour militaire congolaise a confirmé en appel le jugement condamnant à la prison à vie le député provincial du Sud-Kivu, Frédéric Batumike et onze membres de sa milice, reconnus coupables du viol de 42 mineures de la région de Kavumu, au nord-ouest de Bukavu. Le récit de ce dont ils ont été reconnus coupables soulève le cœur. Le député donnait ordre à sa milice de kidnapper et de violer des filles très jeunes leur assurant que le sang de l’hymen leur fournirait une “protection magique”. Au milicen, il était dit que plus l’enfant violée était jeune, plus il récupérait ses “forces de vie”. Au moins deux enfants n’y ont pas survécu. “Ils les amenaient dans la brousse, dans les champs où ils commettaient leur forfait. Et le lendemain, les parents trouvaient les enfants dans un état critique”, se remémore Sifa Naweza Ntamwenge. La psychologue clinicienne, qui travaille pour l’association Les Enfants de Panzi et d’ailleurs, a assisté ces enfants lors des procès de Kavumu. Mais pour un Batumike condamné, légion sont les dirigeants, militaires, miliciens ou civils qui, jamais, ne répondront en justice d’actes qui ont détruit, physiquement et psychologiquement des femmes, des enfants et des hommes, fait exploser des familles et détruit des communautés.
L’impunité de ces crimes est un fléau que Denis Mukwege, médecin-directeur de l’hôpital de Panzi et co-lauréat du prix Nobel de la paix en 2018 avec Nadia Murad, ne cesse de dénoncer. “Il a dénoncé l’utilisation du viol comme arme de guerre parce qu’il a réalisé que c’était prémédité et réfléchi”, pointe le Pr Guy-Bernard Cadière, qui vient opérer plusieurs fois par an à Panzi. “Les groupes armés se sont rendus compte qu’en violant à l’envi, cela créerait beaucoup de dissensions dans les villages et que c’est plus facile de prendre des villages quand ils sont désorganisés pour en faire ce qu’ils voulaient”, poursuit le médecin belge. Bien que toujours important, le nombre de cas de femmes victimes de violences sexuelles commises par des groupes armés diminue au fil des années, mais le viol se répand dans la société. “La guerre a influencé très gravement les mentalités. La mort et les violences sexuelles passent pour des faits divers. Si on l’a seulement violée, si on n’a pas introduit d’armes dans son appareil génital, cela ne semble pas si grave. Il y a une banalisation du viol. Les doigts sont orientés vers les victimes, pas vers les violeurs”, soupire Me Aline Bahati Cibambo, responsable de la clinique de la Fondation Panzi.
La clinique juridique
Lors de sa création, en 2008, la Fondation a érigé un pilier légal, qui complète les piliers médical, psychosocial et de réinsertion socio-économique. Chaque semaine, la clinique juridique mène une opération de sensibilisation auprès des patientes du service “Survivantes de violences sexuelles” (SVS) de l’hôpital de Panzi, pour les informer de leurs droits. Ce travail s’effectue aussi dans les 19 cliniques juridiques établies dans le Sud-Kivu, à Kinshasa et dans le Tanganyika. “Dans chacune d’entre elles, il y a un avocat et un para-juriste (un membre de la communauté qui sert d’intermédiaire avec la clinique juridique) et un assistant psychosocial. Ils reçoivent la formation sur des notions de base et nous aident beaucoup dans la sensibilisation, la prévention et l’orientation de cas”, explique “Maître Aline”.
La clinique juridique offre un appui aux victimes de violences sexuelles, mais aussi de violences liées au genre, qui souhaitent obtenir réparation en justice – elle a reçu plus de 6 000 demandes d’assistances juridiques en 2021, compte Maître Aline. Si elles ne sont pas déjà passées par le pilier médical, les victimes sont dirigées vers l’hôpital et/ou les experts qui effectuent les examens pour fournir les certificats médico-légaux. “La victime qui fait appel aux services de la clinique juridique signe une fiche où elle nous donne le pouvoir de poser des actes juridiques en son nom”, détaille l’avocate. “Elle va rédiger une plainte, qu’elle va signer, on va l’accompagner à la police pour qu’elle l’y dépose et puis elle sera auditionnée. Si elle est en mesure d’identifier l’auteur de l’agression et que l’adresse de la résidence de celui-ci est connue, on va intéresser la police à délivrer un mandat d’arrêt.” C’est la clinique qui déboursera les frais nécessaires à l’exécution de ce mandat car dans l’État désargenté qu’est le Congo, la police ne dispose pas nécessairement des moyens d’envoyer un agent. Si l’auteur du viol est arrêté, la clinique juridique assistera la victime pour son audition et l’éventuelle confrontation au parquet. Enfin, pour le procès, un des 22 avocats de la clinique l’appuiera ou la représentera. “Parfois, nous devons même nous arranger pour que le prévenu ait un avocat”, ajoute Maître Aline.
RDC : La vulnérabilité des femmes se dissout dans la solidarité
La clinique juridique participe également à l’organisation d’audiences foraines, c’est-à-dire au déplacement d’une cour ou d’un tribunal de son siège ordinaire à un endroit qui est soit celui où le crime a été commis, soit celui où la victime réside, soit celui où le coupable habite. “Cela permet que les dossiers soient traités et clôturés assez rapidement”, commente Me Aline. Une récente audience foraine à été organisée à Minova pour le procès d’un militaire qui a assassiné son épouse, Anne-Marie Buhoro, une ancienne SVS qui travaillait à la Fondation Panzi. “Cela a une vertu pédagogique. Les gens viennent nombreux pour voir un tribunal à l’œuvre et ils ont l’occasion de se rendre compte que les violences sexuelles ou les violences basées sur le genre sont punies”, plaide l’avocate.
De l’immense difficulté d’obtenir réparation
Des dossiers sont automatiquement ouverts pour les cas de mineurs victimes de violences sexuelles et de survivantes de viol collectif. Toutes les SVS ne sont toutefois pas disposées à entamer un marathon juridique à l’issue incertaine. “La majorité y renonce parce qu’il y a beaucoup de déception par rapport aux garanties que les victimes pourraient obtenir de notre justice dans son fonctionnement actuel. Le taux de dossiers qui arrivent à l’identification d’un auteur est proche de zéro. Ou alors ça restera au point d’une dénonciation qui n’ira pas assez loin. Beaucoup sont découragées par le fait qu’elles en ont vu d’autres aller en justice et revenir bredouille. Alors, elles s’en remettent à la justice divine”, soupire Me Bahati Cibambo.
Quand bien même des auteurs de violences sexuels sont condamnés, il est extrêmement difficile pour les victimes d’obtenir réparation. Parce que l’auteur des faits est insolvable, ou que l’État, condamné in solidum parce qu’il est responsable des actes de son agent, ne paie pas. Aussi, “beaucoup de victimes vont privilégier les arrangements à l’amiable rapides, mais qui souvent ne sont pas dans leur intérêt. Par exemple, la victime doit épouser le violeur qui apporte une vache en dot. Ou la famille va demander un petit montant pour laisser tomber le dossier sans demander l’avis de la justice, pendant qu’il est instruit par la clinique juridique. Entre 10 et 20 % des victimes laissent tomber”.
Coordinatrice nationale du Mouvement des survivant.e.s des violences sexuelles, Tatiana Mukanire Bandalire* a fait début mars le déplacement à Lubumbashi, où on la rencontre, pour défendre les droits de 56 prisonnières violées trois jours durant en septembre 2020 lors d’une mutinerie dans la plus grande prison de la capitale du Katanga. Elle-même est une ancienne SVS, violée pendant la guerre. “Je ne connaissais pas mes bourreaux, je n’avais pas le courage d’aller en justice et à ce moment je n’avais pas assez d’appui”, se souvient-elle. Elle plonge dans la dépression, l’alcool et la drogue, jusqu’à ce que sa rencontre avec le Dr Mukwege, qu’elle doit consulter à Panzi pour des complications gynécologiques, change sa vie. Elle a depuis contribué à la création du Mouvement des survivant(e) s de violences sexuelles, à celle du réseau international Sema et collabore avec le Global Survivors Fund, lancé par le Dr Mukwege et Nadia Murad. “Moi, je sais que je n’aurais pas de réparation mais je me bats pour que d’autres puissent en avoir. Toutes les femmes avec qui je travaille dans le réseau veulent marquer le monde, que leurs enfants disent : ‘Maman a contribué à ce que ce qu’elle a vécu ne nous arrive pas.’” Selon Tatiana Mukanire, “les réparations que les gens attendent c’est moins de l’argent que d’être reconnues comme victimes. Nous avons fait un plaidoyer pour que l’État congolais reconnaisse qu’il n’a pas rempli son devoir de nous protéger et demande pardon”, insiste-t-elle, sans réponse concrète de Kinshasa jusqu’ici.
La communauté internationale reste au balcon
Du pouvoir congolais, Denis Mukwege attend également qu’il mène campagne auprès des membres du Conseil de sécurité de l’Onu pour que celui-ci demande l’application des recommandations du “rapport Mapping”. Publié en 2010, ce rapport des Nations unies a inventorié les plus graves violations commises contre les droits de l’homme et le droit international à l’est du Congo entre 1993 et 2003. Il préconise notamment la création d’une stratégie nationale de justice transitionnelle, comme il en existe dans d’autres pays post-conflit. Ce système tient sur 4 piliers : “Vérité et réconciliation. Il faut qu’on sache ce qui est arrivé et pourquoi ; la justice ; la garantie de non-répétition ; les réparations, énumère Maître Aline.
Le rapport Mapping établit également les responsabilités nationales et internationales des crimes commis durant cette période. Personne n’a été jugé jusqu’ici, ni en RDC, ni ailleurs, raison pour laquelle le Dr Mukwege n’a de cesse de réclamer la création d’un tribunal international pour le Congo. Ces appels restent encore lettres mortes. “Il y a des gens qui ont du sang sur les mains qui essaient que l’on n’aille pas au bout du processus et qui n’hésitent pas à faire taire toutes les voix qui réclament la mise en œuvre des recommandations du rapport Mapping”, dénonce l’avocate. Kinshasa ne bouge pas. Et le Rwanda de Paul Kagamé, qui ne veut pas entendre parler de ce rapport, multiplie les attaques verbales contre Denis Mukwege – qui vit en permanence sous la protection de la force onusienne de la Monusco, dans son hôpital de Panzi. “Le silence de la communauté internationale me chagrine. Je suis allée à l’Onu, à New York, à Genève, à l’Otan, à l’UE… On a l’impression de se parler à soi-même”, se désole Tatania Mukanire.
“Constater que les gens qui ont tué et violé des millions de Congolais jouissent toujours de l’impunité invite les autres à faire la même chose. Quand on est un rebelle, pour intégrer l’armée avec un haut grade, il suffit de tuer et de violer des femmes, puis de se rendre et de dire, ‘je veux le grade de colonel ou de général que j’avais dans la brousse’. Et puis ces gens-là ne seront pas punis. Il est temps que les responsables paient. Il est même grand temps”, assène Maître Aline.
* Auteur de l’ouvrage, Au-delà de nos larmes, ed. Des femmes – Antoinette Fouque