Dans l’est du Congo, les esprits tourmentés cherchent la paix

Dans l’est du Congo, les esprits tourmentés cherchent la paix

Les viols commis à l’est du pays ont un effet délétère sur l’état psychologique des victimes.
L’hôpital de Panzi a développé, en collaboration avec l’Université de Liège, des méthodes pour traiter les traumatismes des survivantes des violences sexuelles.
Reportage Olivier le Bussy, envoyé spécial au Sud-Kivu
Photo Christophe Smets/La boîte à images

Le corps de Jacqueline* a la vigueur de ses dix-sept ans, mais il est perceptible que la jeune fille lutte pour ne pas s’effondrer sous le poids de ses tourments. Eulalie Amani se fait le réceptacle de sa détresse. La psychologue de la Maison de la femme de Bukavu consulte à Bogamanda, un village situé à deux heures de route de la capitale du Sud-Kivu, dans l’est de la République démocratique du Congo. Comme les autres membres de l’équipe locale de l’ONG belge Mamas for Africa qui ont fait le déplacement – une infirmière et une assistante psychosociale – Eulalie Amani évalue l’état de femmes vulnérables, convaincues par des relais communautaires de se rendre au centre de santé. Vulnérable, Jacqueline l’est assurément. Il y a un peu plus d’un an, elle a été violée par un garçon de vingt ans et s’en est retrouvée enceinte. “Comme on nous a surpris, j’ai été obligée de l’épouser. Mais c’est un ivrogne, qui ne fait rien”, souffle-t-elle d’une voix fragile. Les malheurs de Jacqueline ne s’arrêtent pas là. Elle a récemment été “violée en allant chercher du bois par cinq hommes en civil, mais armés”. Ce lourd secret, la psychologue en est la seule dépositaire. Jacqueline n’a personne à qui se confier. “Je vis dans un foyer que je n’ai pas choisi, je ne ressens rien pour mon mari.” La jeune femme est désemparée. Seule l’évocation de son enfant, Lumière, éclaire son visage d’un sourire. “Elle, je ne peux pas la haïr”, assure-t-elle, jetant un regard tendre au bébé qu’elle tient dans ses bras. Eulalie convient avec Jacqueline qu’elle la reverra dans la maison d’écoute gérée par Bora, l’assistante psychosociale du centre de Bogamanda. “Jacqueline présente des traumatismes qui l’empêchent de réfléchir à ce qu’elle pourrait faire”, observe la psychologue. “Si on la réfère à Panzi (l’hôpital du Dr Mukwege), elle va constater qu’elle n’est pas la seule dans son cas.”

La danse comme exutoire

La psychologue envisage la possibilité que Jacqueline rejoigne la Maison Dorcas, à Bukavu. Siège de la Fondation Panzi, le lieu est aussi un foyer qui accueille temporairement une centaine de jeunes filles et femmes, après leur prise en charge médicale et psychologique au service SVS (pour survivantes de violences sexuelles) de l’hôpital de Panzi. Elles peuvent y être alphabétisées, suivent des formations en couture, maroquinerie, bijouterie, menuiserie… qui leur permettront de gagner en autonomie et participent à restaurer leur équilibre psychologique.

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Se donnent aussi, le lundi et le vendredi, des séances thérapeutiques qui intègrent de la danse-thérapie. Alice Lusambo Amina est à l’origine du projet. En 2014, “Ami” appuyait l’action de la Maison Dorcas, créée par sa mère, “Maman Zawadi”, la sœur du Dr Mukwege. “Beaucoup de filles restaient plongées dans le mutisme. Un jour, j’ai eu l’idée de les faire danser, avec de la musique diffusée par un petit téléphone. Le coordinateur l’a remarqué et m’a demandé de prendre ça au sérieux et de prendre des cours pour me former.” Ami, qui avait étudié les science économiques, a suivi un cursus de psychologie puis élaboré le programme de danse-thérapie. “Une séance me permet de savoir comment une fille se situe mentalement”, affirme-t-elle.

Elles sont une trentaine, ce lundi, vêtues de t-shirt aux couleurs vives à former un large cercle autour d’Ami, dans une grande salle de la Maison Dorcas, après en avoir terminé avec les exercices de relaxation. Leurs voix claires entonnent une berceuse “destinée à la petite fille” en chacune d’elles, explique Ami. Au chant s’ajoutent des gestes qui ont pour objet de “chasser les énergies négatives en douceur”. Le rythme s’accélère, les mains claquent, les pieds martèlent le sol, des cris courts donnent la cadence “pour réveiller la guerrière enfouie en elle, continuer à dégager les énergies négatives et accumuler des énergies positives”. Mission accomplie : à l’issue de la séance, les visages des danseuses arborent de fiers sourires.

Anxiété, dépression et stress post-traumatique

L’hôpital de Panzi accueille près de 1400 survivantes de violences sexuelles par an, et toutes ne passent pas par la Maison Dorcas. La danse-thérapie n’est pas non plus une technique qui répond à l’urgence de stabiliser psychologiquement de nombreuses patientes accueillies à Panzi. “Les principales pathologies que nous constatons sont l’anxiété, la dépression et le trouble de stress post-traumatique”, détaille Timothée Byamungu, un des psychologues de l’hôpital. Une partie du travail réside dans la psycho-éducation des patientes à propos des symptômes qu’elles présentent, pour leur faire prendre conscience qu’il est normal de pleurer, d’être mutique ou d’être en détresse après ce qu’elles ont vécu.

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Lorsqu’il a commencé à soigner des femmes victimes du viol utilisé comme une arme de guerre, le Dr Mukwege a vite saisi la nécessité de doubler la prise en charge médicale d’un accompagnement psychologique. Déjà active au Congo avec son projet “Les Mères veillent”, la psychologue et psychothérapeute belge Michèle Quintin a contacté en 2011 le Dr Mukwege pour lui proposer d’utiliser la relaxothérapie (qui travaille à la fois sur le corps et le mental) pour aider les SVS souffrant d’un stress traumatique. Elle revient souvent à Panzi pour former le personnel médical et les psychologues auxquels elle fournit des outils de “détraumatisation” et “de résolution du problème” par des thérapies brèves.

Depuis 2014 a également été établie une collaboration étroite entre l’équipe des psychologues de Panzi et le Centre d’expertise en psychotraumatismes et psychologie légale de l’Université de Liège, dirigé par la Pr Adélaïde Blavier. La Pr Blavier effectue elle aussi ds missions à Panzi, avec Mireille Monville du CHU de Liège, pour assurer des formations, étudier l’efficacité des soins psychologiques mis en place et contribuer à leur élaboration. La boîte à outils à disposition des psychologues de Panzi comprend entre autres des thérapies par exposition narrative des traumatismes vécus et des thérapies cognitivo-comportementales. “Ces dernières sont utilisées pour travailler sur les pensées de la personne – la peur, l’estime de soi, ses croyances, pas nécessairement fausses d’ailleurs, quand elle pense être en permanence en danger – et les réactions induites par ses pensées”. précise la Pr Blavier. “La tendance est de se former à une approche intégrative qui permet d’utiliser les différentes approches en fonction de la situation. On utilise parfois une démarche contre-intuitive mais qui va aider la personne à se confronter à sa peur, à sa douleur. Ce sont des thérapies qui demandent une très forte alliance thérapeutique entre le patient et son psychologue”, expose la Pr Blavier. Créer cette alliance ne va pas de soi, “surtout qu’on se retrouve face à des gens qui n’ont pas l’habitude de voir des psychologues. Ce n’est ni le chamane, ni le curé.Elles s’inquiètent aussi de savoir si le psychologue va acquérir un pouvoir sur elles”.

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Les thérapies brèves s’étalent sur une dizaine de séances, détaille Timothée Byamungu. Cela peut s’avérer suffisant pour stabiliser l’état d’une patiente et lui permettre de reprendre le contrôle de la situation, en travaillant à partir de ses ressources. Mais le choix des thérapies brèves tient aussi au fait qu’elles ne durent que le temps du séjour de quelques semaines des SVS à l’hôpital. Il est fréquent que ces femmes s’en retournent chez elles alors que leur état psychologique est toujours instable. “Elles auraient besoin d’une thérapie beaucoup plus longue, mais ce n’est pas possible” parce qu’elles doivent rentrer s’occuper de leurs enfants, de leur champ… regrette Adélaïde Blavier. “Pour certaines patientes, on organise un suivi à domicile et des médiations conjugales ou familiales”, précise Timothée Byamungu.

La santé mentale, un problème individuel et collectif

À l’est du Congo, les femmes victimes de viol subissent souvent la double peine d’être ostracisées par leur mari et leur communauté. “La plupart des interventions se focalisent sur la SVS alors que son intégration sociale dépend également des autres acteurs”, pointe Cécilia Agino Foussiakda, psychologue de l’Université évangélique de Bukavu qui effectue une thèse de doctorat à l’ULiège sur la thématique de la famille des victimes des violences sexuelles. “Il y a une ambiguïté de la communauté. D’un côté on soutient la victime, mais de l’autre on la juge pour le déshonneur porté sur la communauté. Il y a des femmes qui intériorisent le fait d’avoir été violée comme étant un péché. Elles sont souillées et c’est la communauté qui leur inculque cela.” En découle une prise de distance ou un abandon du mari. “C’est pendant la prise en charge des femmes qu’on devrait intégrer les hommes, tout au début. Il faudrait que les choses se fassent au même moment”, plaide Cécilia Agino.

Le cas d’une autre patiente consultée à Bogamanda par Eulalie Amani illustre le propos. Il s’agit d’une femme de 35 ans, dans un état d’abattement extrême. Elle a été violée en décembre par un groupe d’hommes qui lui a aussi volé l’argent de la vente des tomates au marché. “Elle ne dort plus, ne mange plus, ne s’occupe plus de son foyer. Elle a tendance à fuir son mari, mais si elle lui dit ce qui lui est arrivé, elle risque d’être rejetée”, explique la psychologue de Mamas for Africa. “Je lui ai donné un premier soin psychologique pour tenter de la stabiliser et un prochain rendez-vous à la maison d’écoute. Elle va le justifier à son mari en évoquant une dépression. Mais c’est un plan d’action qui pourrait s’étendre sur 6 mois.”

L’importance d’intégrer la santé mentale dans les soins primaires au Congo est désormais prise en compte par le pouvoir politique. Après avoir collaboré avec la Fondation Panzi dans ce domaine, Louvain Coopération, l’ONG de l’Université catholique de Louvain, soutient désormais l’association Camps (Centre d’appui médico-psychosocial). “Ici, quand il y a un problème de dépression, beaucoup de gens pensent que c’est de la sorcellerie. Ils vont soit voir un tradi-praticien, soit se rendre dans une chambre de prière des Églises. Ils se méfient du psychologue dont ils disent ‘Celui-là, il ne fait que parler, il ne donne pas de médicaments’. Les malades qui viennent au centre ne viennent pas pour des problèmes de santé mentale, mais ne se rendent pas compte que leurs douleurs sont psychosomatiques”, glisse Héritier Djunga, l’un des psychologues de Camps, entre deux consultations au centre de santé de Mugeri. Il dit n’avoir pas trop de victimes de violences sexuelles à traiter, mais fait remarquer que les violences conjugales sont très répandues au sein de la communauté. Vingt-cinq ans de conflits ininterrompus dans le Sud-Kivu ont laissé des traces. “Il y a un certain mode de vie qui a été adopté par des gens qui ont subi des violences pendant les années de guerre qui se perpétuent au sein des familles et des communautés”, constate Héritier Djunga. “Le Sud-Kivu est une région traumatisée, mais c’est une population très forte”, insiste le psychologue. “Si ce n’était pas le cas, le nombre de cas liés à des problèmes de santé mentale exploserait.”

* Le prénom a été modifié.

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