Reportage Olivier le Bussy (Photo Christophe Smets)
Envoyé spécial à Bukavu
Elles ont le regard éteint par la fatigue d’un voyage éprouvant sur une route cahoteuse, et le visage embrumé d’inquiétude. Leur attitude dit le poids de la peine, physique mais aussi psychique, qu’elles portent. L’après-midi touche à sa fin sur les bords du lac Kivu, lorsque le groupe d’une dizaine de femmes et enfants débarque à la Maison de la Femme à Bukavu, à l’est de la République démocratique du Congo (RDC). Le lieu est tenu par Mamas for Africa. Avec l’appui de relais communautaires et d’assistants psychosociaux, l’ASBL belge mène des actions de sensibilisation à travers la province du Sud-Kivu pour identifier et prendre en charge les femmes vulnérables, notamment sur le plan médical. Celles qui souffrent des pathologies gynécologiques les plus sévères, pour la plupart consécutives à un viol, sont référées à l’hôpital de Panzi, que dirige le Dr Mukwege, co-lauréat du prix Nobel de la paix 2018. “Chaque semaine, nous référions vingt-quatre femmes à Panzi, mais en raison du Covid nous n’en référons plus que dix”, précise Patrick Ndara Bakole, le chef de mission.
Elles sont aujourd’hui huit à avoir été convoyées jusqu’à Maison de la Femme, dernière étape avant leur transfert. Assises sur des nattes posées à même le sol sous un auvent, les nouvelles arrivantes partagent en silence le repas du soir composé de foufou (pâte de manioc), de chou et d’un morceau de viande. “Quatre de ces femmes ont été victimes de violences sexuelles. Deux ont un prolapsus, dont une enfant de 5 mois, et deux fistules”, énumère Nicole Luyts, qui est allée les chercher dans les centres de santé d’Uvira, de Sange et Luvungi, situés le long de l’axe qui relie le nord du lac Tanganyika au sud du lac Kivu, pour les amener à Bukavu. Plusieurs mamans sont accompagnées de leur enfant en âge d’allaitement. Ce n’est plus le cas de Merveille*, déjà âgée de 6 ans. La petite fille au crâne rasée, flottant dans un t-shirt à longues manches rayées bleu ciel et blanc, promène des yeux sombres et vifs sur son environnement, sans s’éloigner de sa maman, Prudence*. Toutes deux ont été violées, en novembre, à des moments différents. La mère par un milicien interahamwé, la fillette par un “civil inconnu”.
Après quelques ablutions, le groupe va passer la nuit dans un dortoir meublé de deux lits superposés et de deux lits simples. Patrick Ndara Bakole espère “que la nuit sera calme. Parfois, on ne peut pas attendre le lendemain pour les amener à Panzi”. Le lendemain matin, avant de partir, ces femmes participeront à une séance de psycho-éducation visant à les débarrasser de leurs peurs par rapport à ce qui les attend et à leur expliquer que, contrairement à ce que la rumeur colporte, le Dr Mukwege ne fait pas fortune en retirant les utérus de ses patientes pour les vendre.
Le poison du viol s’est répandu dans la société
Situé sur les hauteurs de Bukavu, à l’extrémité sud de la capitale provinciale, l’hôpital général de référence de Panzi a été créé en 1999 par le gynécologue congolais, avec l’appui de la Communauté des Églises de Pentecôte en Afrique centrale. Panzi était destiné à être un hôpital comme un autre, avec des services de chirurgie, de médecine interne, de pédiatrie, et une attention particulière portée à la maternité, le Dr Mukwege étant alarmé par le nombre élevé de mères décédant en couches. La dernière pierre de l’hôpital n’avait pas encore été posée que le médecin directeur a vu arriver un premier cas de femme violée avec une extrême violence. Puis dix. Puis cent de ces femmes et filles dont les organes génitaux avaient été saccagés. Puis encore. Et encore… Le Dr Mukwege s’est alors spécialisé en créant à Panzi, au sein du service de gynécologie, une aile consacrée aux survivantes des violences sexuelles (SVS), où lui et son équipe œuvrent à réparer les corps violentés.
Denis Mukwege a tôt dénoncé l’usage du viol comme arme de guerre à l’est du Congo. Il a établi la corrélation entre la provenance des femmes et des enfants victimes de violences sexuelles graves et la lutte pour le contrôle des zones de minerais, que se disputent les groupes armés congolais et étrangers. En plus de détruire le corps et l’esprit de celles qui en sont victimes, ces viols, dont le Dr Mukwege souligne le caractère “méthodique, massif et systématique”, démembrent des familles et pulvérisent la cohésion sociale des communautés, contribuant à les enfoncer dans la pauvreté.
Depuis 1999, plus de 70 000 survivantes de violences sexuelles ont été traitées à Panzi. Elles viennent des provinces de l’Ituri, du Nord et du Sud-Kivu, les plus en proie aux conflits. Sur les cinq dernières années, l’hôpital a accueilli en moyenne chaque année 1400 “SVS”, compte le Dr Sylvie Mwambali (dites : “Dr Sylvie”), qui dirige le service depuis 2021. Les statistiques du service SVS renseignent que, de 2008 à 2019 (dernière année pour laquelle ces chiffres sont disponibles), 60,75 % des victimes amenées à Panzi ont été violées par des groupes armés. En 2008, ces derniers étaient même responsables de plus de 80 % des viols – plus de sept sur dix étaient imputables à des groupes rwandophones, moins de 10 % à des groupes congolais, dont l’armée régulière. En 2019, un tiers des viols étaient toujours le fait de groupes armés, les autres avaient été commis dans le cadre domestique ou par des civils inconnus. “On observe que la tendance s’est inversée : il y a plusieurs années, les SVS étaient plutôt liées au phénomène du viol comme arme de guerre. Il existe toujours, mais il y a de plus en plus de viols commis par les civils. Les conséquences de la guerre et l’impunité des coupables ont eu pour effet que le viol s’est normalisé”, déplore Delphine Noël, en charge de la coordination de l’appui technique que Médecins du monde Belgique fournit au service SVS depuis 2015 et jusqu’au 31 mars de cette année. “Au début, c’étaient des exactions commises par groupes armés, essentiellement”, confirme le Dr Sylvie. “Puis, il y a eu le phénomène de démobilisation”, avec des miliciens rendus à la vie civile, sans perspective. “Aujourd’hui, on viole toujours des femmes, mais aussi les hommes (1 % des patients, NdlR). On commence également à avoir plus d’enfants et des vieilles femmes”, soupire-t-elle. Si la grande majorité des victimes se situent dans les tranches d’âge 10-17 ans et 18-35 ans, en 2021, 59 des patientes avaient moins de 10 ans et 35, plus de 60 ans.
Le problème majeur des fistules
Le service SVS est spécialisé dans le traitement des prolapsus (descentes d’organes) et des fistules uro-génitales ou génito-digestives (une communication anormale entre le vagin et la vessie ou le rectum). Rarissime en Europe, mais très répandue en Asie du Sud et en Afrique subsaharienne, cette dernière pathologie provoque l’incontinence, tant des urines que des selles. Le Dr Mukwege accompagne hors de son cabinet une femme qui en souffre. “Son appareil génital est en lambeaux, donc elle sent mauvais, elle ne peut pas aller au marché, elle ne peut pas avoir de vie sociale. C’est un problème de santé publique majeur.” Les fistules soignées au SVS de Panzi peuvent résulter d’un viol brutal et de l’introduction de corps étrangers dans le vagin, avec l’intention de blesser. D’autres tiennent à des accouchements qui se déroulent sans assistance adéquate, souvent à un très jeune âge. Les conditions de vie des femmes à l’est du Congo favorisent aussi l’apparition de prolapsus. “La plupart de nos bénéficiaires sont des cultivatrices qui effectuent des travaux lourds. Normalement, c’est avec l’âge qu’on perd la soutenance du plancher pelvien. Ici, on retrouve de jeunes patientes avec des prolapsus. Notamment celles qui ont accouché de gros bébés dans de mauvaises conditions, celles qui ont eu des grossesses nombreuses. Vous pouvez avoir une femme de 35 ans qui a eu douze enfants”, soupire le Dr Sylvie.
Le Dr Mukwege est une sommité mondiale dans le domaine de l’opération des fistules. Depuis 2010, il reçoit trois fois par an, pendant une semaine, le soutien bénévole d’une escouade de médecins belges qui se rendent à Panzi, emmenés par le chirurgien Guy-Bernard Cadière, du CHU Saint-Pierre à Bruxelles. C’est l’ancien ministre belge des Affaires étrangères et ex-commissaire européen Louis Michel (MR) qui a mis en contact le spécialiste de la laparoscopie (technique chirurgicale qui permet d’opérer sans ouvrir l’abdomen) avec Denis Mukwege. Le coup de foudre amical et professionnel a été immédiat. “Trois mois plus tard, on était à Panzi, pour opérer”, se rappelle “Guy-Ber”, co-auteur de l’ouvrage Réparer les femmes (Mardaga), écrit avec le prix Nobel.
Denis Mukwege : “Le silence de la communauté internationale sur le Congo est assourdissant”
L’action des médecins belges qui viennent à Panzi (chirugien digestif, gynécologues, anesthésiste, gastro-entérologue, pédiatre…) s’étend depuis au-delà du service SVS. Le Dr Mukwege a même confié à Guy-Bernard Cadière le rôle de maître d’œuvre de l’agrandissement de l’hôpital, en cours. “Mais, au départ, on ne faisait rien que de la chirurgie de fistule”, rembobine le Pr Cadière. “Denis avait commencé à mettre au point des techniques pour opérer les victimes de viols avec violence, puis il a opéré avec nous – combinant la chirurgie par voie basse (naturelle) et par voie haute (cœlioscopie).”“Les femmes qui souffrent de fistules sont stigmatisées, désespérées, dévastées. Ce qui est gratifiant, c’est quand une patiente que vous avez opérée vous dit : ‘Docteur, c’est la première fois depuis des années que je me réveille dans des draps secs.’”
Une approche en quatre piliers
Près de l’aile en construction se trouve l’accueil des nouvelles patientes. On y retrouve Prudence et Merveille, parmi une dizaine de femmes dont l’arrivée va être enregistrée par une assistante psychosociale (APS), qui établira leur profil. Profil médical, mais pas uniquement. “Le SVS a pour vocation d’être un one stop centre. Tous les soins sont dispensés au même endroit et la prise en charge des patientes est holistique”, détaille Delphine Noël. Cette prise en charge repose sur quatre piliers : les soins médicaux ; l’accompagnement psychosocial, avec des thérapies brèves et longues ; l’aide à la réinsertion socio-économique ; et le pilier juridique, pour tenter d’obtenir justice – ces deux derniers domaines relevant plus particulièrement de l’action de la Fondation Panzi voisine. Lors de cette première prise de contact, l’APS va entendre l’histoire de ces femmes qui ne seront ensuite plus tenues de tout réexpliquer et de revivre leurs traumatismes à chaque étape du processus. Prudence a demandé à être seule au moment de se confier, “parce qu’elle ne voulait pas raconter ce qui lui est arrivé devant sa fille”, glisse Mamy Kulila, l’APS. “Parmi les femmes déjà vues ce matin, il y a eu trois SVS. On verra ce qu’il en est des autres.” La tragédie semble n’avoir jamais de fin. “Il arrive qu’on voie revenir certaines SVS. Pour elles ou parce que c’est leur fille qui a été violée.”
La consultation médicale est l’étape suivante. Il faut emprunter le plan incliné qui amène jusqu’au service SVS proprement dit. Une forte odeur de désinfectant imprègne l’atmosphère. Une poignée de femmes de tous les âges attendent d’être reçues dans l’une des deux salles de consultation. Le Dr Sylvie a pour chacune d’elles un mot, un geste d’affection, notamment pour une jeune SVS de 16 ans, qui porte un enfant du viol. Les femmes qui sont arrivées à Panzi moins de 72 heures après un viol reçoivent un “kit Pep”, qui contient des antirétroviraux, des antibiotiques, une “pilule du lendemain”, un test pour l’hépatite… Cependant, entre 85 et 96 % viennent après ces 72 heures. “Et si elles arrivent après ce délai, c’est que c’est forcément un cas compliqué”, précise le médecin.
Certaines patientes doivent, elles, être opérées en urgence, en cas de forte hémorragie. La cheffe de service se rappelle, non sans émotion, le cas récent “d’une dame de 86 ans qui ne savait même pas ce qu’on lui avait introduit dans le corps”.
À droite du vestibule est la salle pré-opératoire, dont cinq lits sont occupés. À gauche est la salle post-opératoire, où l’on dénombre huit femmes, dont Gloria, 18 ans, référée à Panzi pour deux fistules, dues à un premier accouchement sans aide, à l’âge de 14 ans. À la différence de ce qui se passe dans les hôpitaux congolais moins dotés, qui ne fournissent que les soins (payants), l’hôpital de Panzi prend entièrement en charge les patientes du service SVS pendant leur séjour qui peut aller de quatorze jours à trois mois. Elles sont logées et nourries, de même que leurs enfants en bas âge et un éventuel membre de la famille qui ferait office de garde-malade. Elles reçoivent un kit d’hygiène comprenant des vêtements de rechange, du savon, une bassine pour se laver…
À chaque patiente sa “maman chérie”
Chaque patiente se voit aussi attribuer une “maman chérie”, qui se distinguera par son numéro – maman chérie n°1, 2, 3… “parce que c’est plus facile à retenir”, explique le Dr Sylvie. “Maman Esther” est la maman chérie n°1, celle-là même qui a proposé au Dr Mukwege d’instaurer ce système. Cette assistance psychosociale de 65 ans en paraît dix de moins et dégage une énergie communicative. “Plusieurs patientes arrivent ici traumatisées. La plupart d’entre elles viennent de milieux ruraux, très reculés. On se rapproche d’elles, on leur explique ce qui va se passer, on les réconforte, parce qu’elles ont peur, qu’elles culpabilisent, qu’elles se sentent abandonnées.” Les mamans chéries aident les patientes à s’orienter dans l’hôpital, à se rendre aux consultations, les assistent dans la prise de médicaments, tiennent le rôle de confidentes, maintiennent le lien avec les familles. “Notre rôle est de suivre la patiente de son arrivée jusqu’à la sortie et même au-delà, puisqu’on fait même le suivi à domicile.”
“Maman Esther” est également à la manœuvre pour les activités d’ergothérapie (la rééducation et la restauration psychologique par l’éducation) et d’alphabétisation. Elles sont 150 patientes, ce samedi matin, assises par quatre sur les bancs d’école disposés dans le réfectoire, sur la vaste terrasse couverte avec vue sur les jardins bigarrés de l’hôpital, pour apprendre la vannerie, la broderie, à lire… Religieux quand Esther donne des explications, le silence vole en éclats quand elle invite les patientes à entonner un chant dont les paroles disent combien ces femmes sont fortes. “Quand elles partent, je me sens très fière, quand elles peuvent parler de leur histoire sans pleurer”, affirme Esther. À Panzi, il importe autant d’apaiser et de revigorer les esprits que de réparer les corps.
* Les prénoms ont été changés