Photo: Épatante Jo Deseure qui, en reine africaine, conte la vie de Lucie, née au Congo. ©Gaël Maleux
Alex Lorette sonde, à contre-courant, l’identité par le prisme des sens.
Qu’est-ce qui nous façonne, nous détermine, nous assigne en tant qu’individu ? Notre langue, notre religion, notre couleur de peau, notre nationalité, notre sexe… ? Assurément un peu de tout ça. Pourtant, si notre identité est riche de constituants multiples, elle s’avère aussi, souvent, déterminée par l’un d’entre eux, alors dominant. Et ce, parfois, bien malgré nous.
C’est dans cette brèche que s’est engouffré Alex Lorette avec sa nouvelle pièce, La vie comme elle vient, mise en scène avec dynamisme et intelligence par Denis Mpunga. De sa plume légère et fluide perlée d’humour – dont on avait déjà apprécié les ressorts dans Mouton noir –, il tisse, par le prisme du sensoriel, le récit de vie de Lucie, magistralement incarnée par Jo Deseure (récompensée en février dernier du Magritte de la meilleure actrice pour Une vie démente) avec la complicité des excellents comédiens Majnun et Elsa Poisot, qui se fondent dans plusieurs personnages.
Blanche, Lucie est “noire au-dedans”
Née dans un village reculé le long du fleuve Congo, Lucie est la fille d’un couple de colons belges. Sa mère meurt peu après l’accouchement. Veuf, son père confie la petite à une nourrice noire, Massiga. Mais son grand-père est « très fâché » : en buvant le lait de Massiga, Lucie, blanche de peau, est devenue « toute noire au-dedans ». La lumière ; la chaleur, humide, suffocante ; l’odeur de la terre ; les berceuses en kikongo de Massiga ; le fleuve Congo où elle adore se baigner pour se rafraîchir…, c’est au Congo que Lucie se sent chez elle.
Pourtant, un événement va tout faire basculer : adolescente, Lucie se retrouve enceinte de son ami d’enfance, Nkisu. Elle donne naissance, dans le plus grand secret, à une petite fille, Félicité. L’enfant sera placée en orphelinat et Lucie, envoyée dans un pensionnat en Belgique. « Quand je suis arrivée en Belgique, il pleuvait […] Il faisait froid. Le vent venait de la terre. Et ça puait. » Déracinée, déchirée, elle n’a qu’une idée en tête : retourner au Congo pour récupérer sa fille. Mais, consciente qu’elle ne pourra pas l’élever sur sa terre natale, elle la ramène en Belgique, condamnée à vivre un exil invisible, car si Lucie semble « d’ici », elle appartient à « là-bas ».
Sur la scène du Théâtre Le Public, ce « là-bas » est superbement symbolisé par la scénographie et les costumes d’Émilie Jonet. Telle une reine africaine, Jo Deseure trône, parée d’étoffes bigarrées et d’imposants bijoux, au milieu du plateau tandis que de grands tissus inondent le sol, métaphore du fleuve Congo. Habitée puis fantasmée, cette terre africaine ancre La vie comme elle vient en un récit identitaire à contre-courant de ce que chacun peut percevoir de l’identité d’autrui. Un texte éclairant qui donne aussi à considérer sous un autre angle le colonialisme et la dichotomie entre Noirs et Blancs.
–> Bruxelles, Le Public, jusqu’au 16 avril. Infos et rés. au 0800.944.44 ou sur www.theatrelepublic.be