Prolongeant le film I Am Not Your Negro, Raoul Peck pointe les étranges silences de « l’histoire officielle ». Et la façon dont l’Occident a biaisé le passé des territoires conquis en Afrique et aux Etats-Unis pour mieux asseoir sa domination. Le documentaire Exterminez toutes ces brutes***, qui retrace cette histoire pleine de spectres, est à voir sur arte.tv jusqu’au 31 mai.
« Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse ne pourront que chanter la gloire du chasseur », dit le proverbe africain. L’adage vaut bien au-delà du continent puisqu’on sait depuis fort longtemps que les batailles ne sont pas retracées de la même manière selon que l’on soit vaincu ou vainqueur. La nécessité d’envisager les différents points de vue et surtout les silences ou les angles morts de l’Histoire a frappé le cinéaste Raoul Peck (I Am Not Your Negro ) il y a quelques années déjà…
Redécouvrir sa propre Histoire
« Exterminate All The Brutes découle directement de mon documentaire précédent I Am Not Your Negro, sur l’héritage de James Baldwin, et de mes échanges avec différents publics de la Suède au Brésil, en passant par l’Australie. Des territoires aux histoires très différentes mais qui ont tous redécouvert leur propre passé à travers ce film. C’est ce qui m’a le plus touché et encouragé. Il y a eu de grandes discussions en Australie par rapport aux aborigènes, idem au Brésil. En même temps, j’étais étonné de voir qu’une partie du public et de la presse, surtout en France, restait dans une position de paresse intellectuelle en disant que ‘les États-Unis n’avaient toujours pas compris le problème de racisme et de violence envers les populations noires’. Comme s’il s’agissait d’une histoire passée et que les processus de domination ne concernaient pas l’Europe ! Alors que je leur disais : non, je parle de la France et d’aujourd’hui aussi. »
La vérité est en marche
Ce déni a été l’élément déclencheur qui a poussé Raoul Peck à reprendre la caméra et aller plus loin.
« Pour moi, les paroles de Baldwin étaient claires et irréversibles. Si vous ne comprenez pas Baldwin, vous devez questionner votre qualité d’être humain. C’est aussi radical que cela. Si ses mots, son humanisme, son amabilité et sa clairvoyance ne vous touchent pas et ne vous font pas réfléchir, il n’y a plus rien à faire. Votre déni est tellement incrusté que je ne peux plus rien pour vous. » Le réalisateur a voulu remonter à la source du suprémacisme blanc pour « dévoiler quand tout cela a commencé, structurellement, et quelles ont été les étapes de son développement. »
Dans ce film à la narration très personnelle, l’auteur précise que la neutralité n’est pas une option.
« Non, c’est fini l’époque où on essayait de sourire et d’être didactique ! Je tiens compte de l’évolution des connaissances, des livres et des films, je dois avancer par rapport à mon public également. Si vous essayez à chaque fois de me ramener en arrière, ce n’est plus possible. Il y a un travail nécessaire à faire en termes de déconstruction. Des livres existent, comme celui de Sven Lindqvist, mais ils ne sont pas toujours lus ou bien les conséquences n’en sont pas tirées. Il fallait au moins que je tente de mettre en avant quelque chose d’irréfutable. Comme ce fut le cas après I Am Not Your Negro, vous ne pourrez plus dire que vous ne saviez pas. »
À la base de ce film, on retrouve les travaux de trois historiens majeurs : Lindqvist, Dunbar, Trouilot.
« Tout se trouve là, sous forme concentrée, dans le livre de Sven. Je me suis dit qu’il fallait que j’aborde la question américaine de façon plus approfondie. Parce que cela correspond à leur place et leur puissance dans le monde. D’autant que le lien entre l’Europe et les États-Unis, lui aussi, est organique. Puisque ce sont les Européens qui ont migré en Amérique. Il fallait que je montre ce que Baldwin écrit, à savoir que ‘le rêve américain est construit sur deux génocides’. Si, après le film sur Baldwin et ce film, vous persévérez à ne pas vouloir savoir, vous êtes irrécupérables… »
Les mensonges du roman national
Pourtant Raoul Peck reconnaît qu’effectivement cela fait peur de devoir reconsidérer toute son histoire.
« On a bâti une identité faite de plusieurs couches. Vous réalisez que tout est faux ou biaisé. Comme ceux qui disent que les États-Unis ont été bâtis à partir de rien.
Cela veut dire que vous passez sur plus de 90 millions de morts (90 % de la population indienne décimée en moins d’un siècle). Sans oublier les millions de morts de l’esclavage, transportés aux USA. Votre civilisation est bâtie sur cela et vous n’en parlez pas ? » Au contraire d’Haïti, sa terre natale « qui est la seule à avoir respecté ce principe de ‘Nation libre des Amériques’ mise en avant par les révolutions américaines et françaises tandis qu’elles ont continué à poursuivre l’esclavage », souligne le réalisateur.
Sortir du déni, affronter la réalité
Pour remonter à travers les âges, le film a recours à une multiplicité de modes de narration : archives, fiction, infographie, animation…
« L’histoire de la colonisation a été filmée par les colons. Si je veux la déconstruire, je dois déconstruire les images également. Je fais donc feu de tout bois. C’est à moi de créer d’autres images, d’autres émotions. J’utilise la fiction pour faire passer des sentiments totalement inexprimables autrement pour un public européen. C’est la raison pour laquelle je choisis notamment des enfants blancs, esclaves, brutalisés par des gardes noirs. C’est la seule façon de faire sentir ce que cela signifie d’être de l’autre côté. J’utilise la panoplie d’approches artistiques à ma disposition (fiction, poésie, musique) pour bâtir mon récit. »
Par ce film, il ne s’agit pas de condamner, insiste le cinéaste, mais de sortir du déni, d’affronter la réalité. « Pour pouvoir agir, il faut d’abord reconnaître les faits. Ce film doit servir de base à des discussions pour un possible changement. Le dialogue restera impossible tant que chacun inventera sa propre histoire, de son côté, et y restera accroché obstinément. »
Entretien: Karin Tshidimba