Dr Denis Mukwege : « Nous réclamons un tribunal pénal international pour le Congo »

Dr Denis Mukwege : « Nous réclamons un tribunal pénal international pour le Congo »

Depuis l’obtention de son prix Nobel de la paix en 2018, le discours du Docteur Denis Mukwege n’a pas varié d’un iota. Inlassablement, il continue à alerter la communauté internationale, à exiger la fin des exactions en RDC et à réclamer la justice pour les victimes congolaises. Après lui avoir consacré un premier film en 2015, le cinéaste belge Thierry Michel l’a placé au centre de son plaidoyer contre l’impunité au Congo, baptisé L’Empire du silencePlus que jamais le gynécologue congolais appelle chacun à prendre ses responsabilité face à la souffrance d’un peuple pour qu’enfin cesse l’impunité.

« Il est pratiquement impossible pour un pays qui sort d’une crise de cette ampleur de pouvoir faire face seul. Le Congo n’a pas les moyens de rendre justice à ces millions de victimes. Il faut trouver des mécanismes, une justice transitionnelle qui permette de juger les auteurs de ces crimes. Cette justice doit avoir une branche judiciaire et une branche extra-judiciaire. On ne peut pas parler de réparation et de réconciliation si les bourreaux continuent à commettre des crimes. Cette justice doit permettre d’aplanir une situation chaotique où victimes et bourreaux continuent à se croiser et où les victimes ont le sentiment qu’on ne s’est pas occupé de leur souffrance. Il faudra trouver le moyen de construire la paix, en donnant la possibilité à ceux qui veulent porter plainte de le faire. »


Sur le modèle de ce qui s’est fait en
Afrique du Sud ?

L’Afrique du Sud, le Rwanda et l’ex-Yougoslavie ont eu leur modèle de justice transitionnelle. Il faudra trouver le nôtre qui permettra aux civils congolais d’avoir la satisfaction et l’apaisement d’avoir été écoutés. Aujourd’hui, nous réclamons un tribunal pénal international pour le Congo. Ce tribunal ne pourra pas s’occuper de plusieurs milliers de bourreaux mais bien des personnes qui ont joué un rôle-clé dans le drame congolais: les quelques dizaines d’instigateurs. Ce n’était pas un conflit inter ethnique mais une guerre africaine entre plusieurs pays voisins.

Après, il faudra envisager ce qui s’est déroulé dans différentes provinces du Congo. Nous avons eu une expérience avec la justice militaire. Lorsqu’elle se déplace dans les villages où différents groupes armés et parfois, des forces gouvernementales ont commis des viols, le fait d’être jugés en présence de la population fait que celle-ci se sent protégée. Cela a aussi un rôle pédagogique. Nous pensons que des chambres spécialisées mixtes peuvent être installées dans les différentes provinces pour s’occuper de ces questions précises. Ensuite, il faudra organiser des audiences pour les populations qui ont été opposées sur la question de la possession de la terre. Tout cela devra être tranché à un autre niveau. Ça, c’est pour la partie justice, mais il faut aussi absolument que les gens puissent se réconcilier, qu’il y ait des réparations et une garantie de non-répétition. Mais tant qu’il n’y aura pas un assainissement de l’armée, de la police et de l’administration, le risque, que de gens haut placés commettent des crimes, est élevé. C’est aux Congolais d’avoir une stratégie holistique de justice transitionnelle qui s’adapte à leur situation.

Le film a été projeté à trois reprises, fin novembre, au Palais du Peuple, siège du Sénat à Kinshasa, devant 800 personnes chaque fois. Y a t-il eu des réactions officielles après la projection ?

Lors de la projection au Palais du peuple, il y avait deux autorités présentes: le président du Sénat et le président de l’Assemblée nationale congolaise. J’étais très content de les voir dans la salle. Avant même la projection du film, le président de la République s’était prononcé et avait demandé au gouvernement de mettre la question de la justice transitionnelle à son agenda. Je pense qu’on ne peut pas continuer à promettre des choses qu’on ne va pas réaliser. On peut donc se poser la question aujourd’hui de savoir ce qui peut bloquer ?

Comment expliquer que le Conseil des droits de l’homme puisse refuser que ce film soit projeté dans son enceinte ?

Car il y a urgence de mettre un terme aux exactions dont souffre la population…

Oui, nous ne sommes pas en train de parler du passé. A l’heure où nous parlons les viols et les massacres continuent. C’est hallucinant. Tout le monde s’accorde pour dire que les viols se comptent par centaines de milliers et les massacres par millions, comment peut-on expliquer que le Conseil des droits de l’homme puisse refuser que ce film soit projeté dans son enceinte alors que l’on est tout à fait dans ses objectifs ? Je pense que cela frôle une certaine complicité par rapport à ce qui se passe en RDC. A-t-on vraiment la volonté d’arrêter cette hémorragie alors que des gens sont décapités chaque semaine par dizaines ? On ne pourra pas y arriver, si on ne veut pas s’intéresser à la cause profonde de ces massacres. On nous dit qu’ils ne veulent pas froisser certaines personnes, ce n’est pas une raison suffisante… Je trouve cela totalement ridicule : les gens sont en train de mourir et on ne fait rien pour les aider ! D’autant que la liste des criminels établie par le rapport Mapping (diligenté par les Nations Unies, NdlR) existe, le seul problème est qu’elle est restée confidentielle.

Quels sont les objectifs de la campagne #JusticeForCongo ?

Nous voulons sensibiliser l’opinion nationale et internationale sur ce qui se passe en RDC depuis un quart de siècle. L’outil par excellence de sensibilisation est ce film en plus du rapport Mapping (1993-2003). Il faut arriver au momentum où le peuple se réunira pour dire: ce qui se passe au Congo n’est pas acceptable. Notre projet était d’aller en Europe et aux États-Unis pour rencontrer les décideurs mais la pandémie a modifié notre programme. L’objectif est d’amener les gens à réaliser que le rapport Mapping et le film documentent ces massacres. Nous voulons une action concrète, cette action passe par la justice et la justice ne peut se faire que dans un contexte pacifié. Étant donné l’ampleur et le volume des faits – puisqu’il s’agit d’un conflit internationalisé – il faut un mécanisme qui permette que les instigateurs aussi bien nationaux qu’internationaux répondent de leurs actes.

Il est important que la Communauté internationale veille à la préservation des preuves

Un document de plaidoyer existe au niveau de ma Fondation pour que le Congo puisse adopter une stratégie nationale de justice transitionnelle. Nous pensons qu’il est très important que cette stratégie soit holistique pour permettre que tous les aspects de cette justice soient abordés et ne pas en privilégier un par rapport aux autres. Nous attendons que l’Etat congolais lance sa propre stratégie de justice pour qu’on sache comment agir dans le futur et pas que chaque mois, quelqu’un s’empare d’une partie de la question et pense que cela suffit. Nous voulons vraiment une stratégie holistique.

Mis à part l’annonce par le président Tshisekedi de sa volonté de mettre cette question à son agenda, il n’y a pas encore eu de contact officiel pour faire avancer ce dossier ?

Lorsqu’un Président promet et annonce sa volonté de mettre cette question à son agenda, nous espérons que c’est une parole donnée. On ne met pas un sujet à l’agenda pour ne rien faire ensuite. Nous espérons qu’avant 2023, cette parole sera respectée.

Le rôle de la Communauté internationale est tout aussi central à vos yeux…

Elle ne doit pas continuer à se cacher derrière la lenteur du gouvernement congolais. C’est de l’hypocrisie… Si la communauté internationale veut aider la RDC à sortir du bourbier de ce conflit interminable, il serait très important qu’elle commence à veiller à la préservation des preuves. Il faut exhumer les corps des fosses communes, les identifier, déterminer la cause des décès et pour cela, on a effectivement besoin d’experts internationaux. Si on laisse toutes ces preuves disparaître, même si ces crimes sont prescriptibles, ce sera la parole des plaignants contre celle des bourreaux. Et cela n’aura pas d’effet. Quand on voit la résolution des Nations Unies, sortie il y a deux semaines, on voit qu’on ne responsabilise pas la Monusco concernant la justice transitionnelle. En revanche, on dit qu’on soutient la volonté du gouvernement congolais de la mettre en place. Si on le soutient, on peut commencer par préserver les preuves, ce serait un soutien qui irait dans la bonne direction.

En mettant des moyens à disposition pour que cela puisse être fait…

Exactement. Dans le film, il y a des témoignages disant que certains bourreaux ont déterré des corps pour les jeter dans le fleuve. Plus le temps va passer, plus les preuves vont disparaître. Or on a déjà vu des journalistes commencer à nier la réalité des massacres au Congo. C’est très grave et cela a même été relayé par des responsables politiques.… Il faut réagir.

Aujourd’hui, la Communauté internationale peut envisager plusieurs types d’actions pour montrer qu’ils sont conscients qu’une tragédie a eu lieu et ne pas continuer à soutenir les criminels. Mais cette volonté, on ne la voit pas. Les déclarations restent vagues et essaient de responsabiliser le gouvernement congolais. Or du côté du gouvernement de la RDC, on ne voit pas cette volonté ni même la capacité de pouvoir installer la justice transitionnelle.

D’où la nécessité, aux yeux du Dr Mukwege, d’agir à la fois sur le plan national et international.

Entretien: Karin Tshidimba


NB: Après avoir été présenté à Carthage, au Burkina Faso et au Congo, le film est sorti en Belgique ce mercredi et
sortira en France le 16 mars. Il sera ensuite projeté au Canada, au Congrès américain, aux Nations-Unies à New-York ainsi que dans différents festivals et pays.

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