Aro Ilé: un retour aux sources pour une résilience collective

Aro Ilé: un retour aux sources pour une résilience collective

 

Les pieds dans le sable, sous une lumière chaude et tamisée, la voix douce et puissante de Awoulath Alougbin, danseuse et metteuse en scène, s’élève dans la pièce, face à une audience silencieuse au KVS à Bruxelles. Le spectacle de danse qu’elle nous présente, Aro Ilé, qui signifie « la couronne de la maison », cherche à rendre compte des liens qui existent entre le Krump (Kingdom Radically Uplifted Mighty Praise), une danse urbaine inventée dans les années 2000 en Californie, et les danses spirituelles Vodun du Bénin.

Tout aurait commencé en 2015 après que Awoulath Alougbin ait visionné le reportage de David La-Chapelle « Rize », qui retrace l’histoire et l’émergence du Krump dans les quartiers défavorisés de Los Angeles et de Compton. Pour ses principaux initiateurs, Thomas “Tommy the Clown” Johnson, Ceasare “Tight Eyez” Willis, Jo’Artis “Big Mijo” Ratti et Marquisa “Miss Prissy” Gardner, le Krump est une danse transcendante, éprouvante, énergique qui fait exploser et expose les émotions des performeurs. C’est une façon de s’élever (to rise), de promouvoir les valeurs d’estime de soi, de préservation culturelle, de résistance, de spiritualité et de résilience en tant qu’afro-descendants. La danse exprime un ressenti, de la joie parfois ou bien une frustration et de la colère face aux problèmes socio-économiques auxquels les jeunes de ces quartiers doivent faire face. Selon les initiateurs du Krump, le hip-hop, mouvement qui connut beaucoup d’ampleur à la fin des années 90, était une révolution culturelle importante, mais partielle car elle n’incarnait pas la dimension spirituelle et l’importance de certaines valeurs. Ils ont alors cherché une façon personnelle d’exprimer cette dimension et leurs émotions à travers leur corps. En découle une danse impressionnante qui jaillit de corps contorsionnés, de muscles dont on ne soupçonnait pas l’existence qui jaillissent et s’effacent, de visages durs, expressifs et décapants. Contrairement à cette danse relativement récente, les danses spirituelles Vodun du Bénin, diverses et variées, sont issues de rituels datant d’il y a plus de 10,000 ans toujours en pratique actuellement.

Qu’est-ce qui relie ces deux danses apparemment si éloignées l’une de l’autre ? C’est ce que tentent d’exprimer Awoulath Alougbin et ses deux danseurs de Krump, Femi Akanho et MVFASA, accompagnés par les rythmes du musicien Angelo Moustapha.

La spritualité dans la danse

Dans un décor épuré, Awoulath Alougbin nous immerge dans l’univers du Vodun : une pièce sombre, du sable et un écran sur lequel est projeté l’image d’un arbre et de lieux dédiés aux cultes Vodun au Bénin. C’est devant ces projections que les danseurs se produisent au son vibrant et tranchant des musiques proposées par Angelo Moustapha.

Longtemps perçues comme terrifiantes aux yeux des Occidentaux, les pratiques Vodun reprennent leurs droits et leurs voix pour nous faire comprendre ce lien universel qu’entretient la Nature et l’Humain. Dans la danse Vodun comme dans la danse Krump, la « transe » est un élément clé de la performance. La « transe », loin de ne se référer qu’à la fameuse phrase du Krump «If you don’t sweat dancing to Krump music, you’re doing it wrong »  (Si tu ne transpires pas quand tu danses sur la musique Krump, c’est que tu ne la danses pas bien »), est un moment d’effervescence dans lequel le danseur entre en connexion avec le monde spirituel. Les dieux, les divinités, peuvent lui transmettre un message, les mondes s’interconnectent.
Consciemment ou pas, le Krump pousserait ainsi les danseurs à s’extraire d’eux-mêmes, à vivre un moment magique où l’expression de leur âme est au plus saillant.
Comme la plupart des danses traditionnelles Vodun, le Krump comporte aussi un aspect collectif, puisqu’il se produit en général au sein d’un groupe qui encourage et stimule le danseur. Cette dimension collective, malgré la présence des trois danseur.e.s sur scène semble parfois insuffisante pour en rendre compte, comme si ce moment d’énergie déployée n’arrivait pas à son aboutissement.

Femi Akanho et MVFASA, dans Aro Ilé © Danny Willems

Le corps et sa mémoire

Néanmoins, en observant la performance d’Aro Ilé, les liens entre ces deux danses semblent soudainement évidents aux yeux des spectateurs. On ne réfléchit pas aux divers mouvements ni aux différences entre le corps déployé de Awoulath ou celui de Femi Akhano. Ils nous semblent naturels, liés, enlacés dans une même expression. Celle de ce corps qui est chair humaine, de ce corps qui nous porte et qui nous relie au monde de la nature. Sous un rythme alternant moments de douceurs, d’exaltation et de joie, les danseur.e.s, accompagné.e.s par les images et la musique, percutent nos entrailles pour nous faire vivre, avec eux/elles, la spiritualité sous une forme que nous ne connaissons pas. Celle d’une histoire que parlent et racontent les corps. Comme le souligne le danseur et chorégraphe Koffi Kôkô, qui a participé à la création artistique du spectacle : « Ça ne m’étonne pas que les danses traversent les générations. Par rapport à l’histoire, on l’a vue dans le nouveau monde. La culture et les valeurs africaines ont survécu. Même après l’esclavage, plusieurs générations plus tard, des fils d’esclaves qui sont en Amérique, ont continué à ressortir certaines danses. Ces danses sortent d’une mémoire enfouie dans le corps. Et c’est même héréditaire ». Dans cette perspective, les corps traduisent notre vécu, mais aussi celui de ceux et celles qui nous sont cher.e.s. Les traumatismes se transmettent, inconsciemment, et c’est entre autres via la danse que ces traumas prennent forme et font leur chemin vers une résilience. Tel un message d’union et de transmission, qui jette un regard vers le passé pour mieux s’élancer dans l’avenir.

Pour plus d’informations, rendez-vous sur le site du KVS: https://www.kvs.be/fr/agenda/650/Awoulath_Alougbin_KVS/Aro_Ile

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