Les tribus du Maroc vont-elles disparaître avec leurs terres ? En périphérie des grandes villes, ces collectivités ancestrales voient leurs terrains grignotés par l’urbanisation avec la participation active de l’Etat.
Le long de la départementale qui traverse la commune de Sidi Bouknadel, Saïda Seqqat et plusieurs dizaines de membres de la tribu des Ouled Sbita manifestent dans l’indifférence générale. « Nous continuons à vivre sur nos terres, mais le chantier avance. Les machines ont creusé des trous un peu partout. Nous avons sans cesse peur que nos enfants tombent dans ces crevasses », raconte Saïda Seqqat. Elue de la commune, la jeune femme mène la lutte au sein de la tribu contre Addoha. Le premier promoteur immobilier du Maroc construit un complexe immobilier de luxe de 500 ha sur ses terres ancestrales. En jeu, la plage des Nations, l’une des plus belles plages du pays et l’une des plus convoitées pour sa proximité de Rabat, la capitale.
Le Maroc compte ainsi environ 15 millions d’hectares de terres collectives où vivent 10 millions de personnes – généralement de petits agriculteurs – réparties en 4500 tribus. Le statut foncier très particulier de ces terres les place sous la tutelle du ministère de l’Intérieur or, depuis plusieurs années, celui-ci cherche à les valoriser dans le cadre de grands projets. Les représentants des tribus doivent bien sûr toujours donner leur accord en cas de vente, mais le ministère de l’Intérieur intervient directement dans leur nomination. « Nous n’avons jamais accepté de céder toutes nos terres entre la mer et la route, alors quelques personnes ont été nommées et elles ont déclaré que les Ouled Sbita étaient d’accord pour vendre », accuse Saïda Seqqat.
Pot de terre contre pot de fer
Aujourd’hui, « l’Etat agit comme s’il avait un droit sur les terres collectives de sorte qu’à chaque fois qu’il y a un projet il exproprie les tribus », explique Najat Sedki, doctorante à l’Institut National de l’Aménagement et de l’Urbanisme (INAU) à Rabat. Si la loi accorde la propriété de terres collectives aux tribus, le ministère légitime en effet son intervention en affirmant aujourd’hui que les Ouled Sbita n’avaient que l’usufruit – la propriété revenant à l’Etat – sur les terres vendues à Addoha.
« L’Etat à travers le ministère de l’Intérieur réserve ces terres pour distribuer le pouvoir au sein de la société. Elles ne sont pas toujours réquisitionnées pour la planification urbaine ; elles sont parfois utilisées comme des jokers pour faire face à la colère sociale par exemple à travers des logements sociaux, ajoute Najat Sedki. Acheter un terrain privé pour les réaliser coûterait très cher tandis qu’exproprier des tribus coûte beaucoup moins cher. »
A Sidi Bouknadel, Addoha a acheté les 500 ha à près de 50dh/m² quand il vend aujourd’hui 10 000 dirhams le mètre carré du plus petit de ses luxueux appartements. Le promoteur estime cependant avoir payé le prix fort. « Les terres étaient nues, il a fallu investir dans la connexion au réseau d’eau et d’assainissement, en plus de la construction », rappelle Saad Sefrioui, directeur général délégué d’Addoha et neveu de son fondateur Anas Sefrioui, troisième fortune du pays. « Il faut également ajouter 20 millions d’impenses [indemnités, dans ce cas, ndlr] pour dédommager les agriculteurs de la perte de leurs exploitations et 315 lots de terrains viabilisés sur 10 hectares pour 100 millions de dirhams, à la demande des autorités. Imaginez ! Ces gens n’avaient rien ! », insiste-t-il.
Dans le voisinage, pourtant, les agriculteurs les plus nantis de la tribu, parce que ce sont eux qui ont le plus à perdre, ne veulent pas s’en contenter. Dans la partie litigieuse du terrain, Miloud, chef de famille, fait visiter sa ferme. « J’ai 8000 pieds d’arbres, indique-t-il en montrant une petite pépinière, une ferme et également 120 moutons et on ne me propose en échange que 90m² de terrain et 240 000 dirhams. J’ai refusé d’accepter si peu mais le tribunal a prononcé mon expulsion », s’inquiète Miloud. Bientôt, sa petite exploitation sera rasée, tout comme ce qu’il reste de la grande forêt d’eucalyptus. L’urbanisation grignote ainsi 3000 hectares de terres collectives par an.
Des bidonvilles sur les terres collectives.
Il y a une vingtaine d’années, des bidonvilles sont apparus sur les terres collectives, renforçant l’idée de terres en déshérence et légitimant leur reprise en main par l’Etat. En réalité, ce phénomène était la conséquence d’une stratégie de défense simple mise en place par les membres des tribus. « Les tribus savent qu’à chaque fois que l’Etat veut faire un projet, il récupère leurs terres pour un prix dérisoire. Aussi, lorsqu’une rumeur circule sur un projet, les collectivistes devancent l’Etat et vendent illégalement des parcelles de leur terrain à des personnes extérieures à la tribu qui construisent leurs petites habitations. Les collectivistes parviennent ainsi à vendre à un prix correct leur terrain tandis que d’autres feront face à leur place à la procédure d’expropriation », explique Najat Sedki, doctorante à l’Institut National de l’Aménagement et de l’Urbanisme (INAU) à Rabat, spécialiste de l’accès au foncier urbain.