Ali Zamir, le Pagnol des Comores: « En littérature, il n’y a pas une vérité absolue, il y a plusieurs vérités »

Ali Zamir, le Pagnol des Comores: « En littérature, il n’y a pas une vérité absolue, il y a plusieurs vérités »

Rencontre avec Ali Zamir, le Pagnol des Comores. Il vient de remporter le Prix France Télévisions et sera l’un des invités du Passa Porta FestivalTruculent, charnel et profond, son troisième roman, Dérangé que je suis, donne la parole aux marginaux, femmes ou dockers.

Ponctuel, matinal et serein devant son verre d’eau minérale, Ali Zamir, 28 ans à peine, ne se plaint pas du froid lors de notre rencontre, en cette journée hivernale. En l’observant, on réalise pourtant qu’il a, discrètement, superposé les pulls, avec une élégance, qui, chez lui, semble toute naturelle. Après être parti des Comores pour vivre quelques temps à Paris, il a mis le cap sur Montpellier, ville à la météo plus clémente, malgré tout. Il vient de remporter le Prix France Télévisions et sera, avec Russel Banks et David Vann, l’un des invités du Passa Porta festival qui se tiendra à Bruxelles du 28 au 31 mars.

Beaucoup d’écrivains rêvent de s’expatrier sur une île. Vous avez quitté la vôtre, Anjouan. Pourquoi?

La France est le pays où la littérature jouit d’une grande importance. Pour moi, c’est une grande chance d’être là, car je profite de cet environnement pour enrichir ma culture. Depuis que je suis arrivé, en 2016, j’ai publié deux romans en plus du premier, sorti au Caire, Anguille sous roche, en 2017.

On a sans doute plus de courage, sous nos latitudes, pour s’enfermer dans un bureau pour écrire que quand on vit aux Comores, mais votre pays doit être magnifique.

Oui. Sinon, je ne m’en inspirerais pas. Il m’a beaucoup donné. Il me nourrit. Je vis de cette richesse culturelle, acquise depuis mon enfance, pour parler de ce pays, mais aussi pour parler du monde. Je me sers des Comores comme décor mais j’aborde des sujets universels. Si j’ai choisi de vivre à Montpellier, c’est parce que l’environnement y est favorable pour moi, car aux Comores, il reste beaucoup de tabous.

Comme?

Parler ouvertement du sexe, de la politique, de la corruption. C’est un pays musulman, petit, insulaire, une société sensible, où la moindre étincelle provoque un embrasement. Que ce soit sur le plan religieux ou politique. C’est un pays jeune, dans le domaine de la culture, avec une université créée dans les années 2000 seulement. Le premier écrivain comorien francophone connu est Mohamed Toihiri qui a écrit La République des imberbes.

Qu’est-ce qui vous a motivé à devenir écrivain?
Avant d’être écrivain, il faut être lecteur. J’étais très attaché aux livres. Dans mon enfance, j’ai beaucoup lu. Le lieu que je fréquentais le plus était la bibliothèque de l’Alliance française. Je cherchais même à connaître le nombre de poutres de la Tour Eiffel. C’est ma nature. J‘ai eu cette envie d’écrire car je vivais dans une société où les enfants n’avaient pas droit au chapitre. Ecrire était donc pour moi le seul moyen d’avoir la parole, de me libérer mais aussi de donner la parole à ceux qui ne l’ont pas.

C’est-à-dire aux dockers?

Aux dockers, aux marginalisés, aux victimes qui disparaissent dans le silence, en mer, à cause de la pauvreté, des frontières. Au premier plan, dans mes textes, on a toujours la femme et l’enfant. Cette fois-ci, j’ai changé pour montrer que le cri de douleur ne concerne pas uniquement la femme. L’homme crie aussi. Il fait semblant de ne pas être vulnérable, mais il l’est. Dans Dérangé que je suis, on découvre ce personnage malheureux, maltraité, persécuté par la société, par son entourage simplement parce qu’il est différent des autres.

La femme souffre-t-elle à cause de la religion, de l’inégalité?

A cause des règles de la société, des traditions, des frontières culturelles entre les pays.

Existe-t-il beaucoup de marginalisés dans l’archipel?

C’est une question d’actualité en pleine période d’élections anticipées, le 24 mars prochain. Les règles de la prostitution, qui avait établi la paix ces dernières années, ont été changées. Il y a beaucoup de chômeurs, aussi, des jeunes diplômés qui doivent s’abaisser à la mendicité politique. On n’obtient pas de poste si on ne s’agenouille pas devant une autorité. On est là pour servir celle-ci et pas le peuple.Les femmes sont marginalisées, dévalorisées, sous-représentées au Parlement. C’est une honte pour le pays. Elles sont seulement valorisées dans le cercle familial, car ce sont elles qui héritent de la parcelle de terre, s’il y en a une. Quand le couple se sépare, c’est donc le mari qui part. Mais, il y a un revers à cette médaille car elles deviennent prisonnières de ce privilège, contrôlées par les membres de la famille. Elles n’ont pas droit à l’erreur, ont peur de leurs frères, de leurs oncles…

Vous leur donnez une belle revanche dans votre roman, avec cette femme libérée qui drague ouvertement ce pauvre Dérangé…

Oui et il est dommage que certaines Comoriennes aient été choquées. Elles ont dit qu’elles ne s’identifiaient pas à ce personnage, mais des femmes libérées, qui boivent de l’alcool, parlent du sexe ouvertement, il y en a beaucoup aux Comores. On n’ose pas en parler, ce qui fait que l’art est emprisonné. En tant qu’artiste, je revendique ma liberté d’expression, et quand j’écris, j’oublie ces barrières, je brave ces interdits, car c’est mon monde à moi.

Quand on pense aux Comores, on ne songe pas directement aux dockers. Y sont-ils très nombreux?

L’histoire se passe dans une ville portuaire, le plus grand port des Comores, et j’y ai vu, pour la première fois, des touristes qui débarquaient avec des paquebots. J’ai ce souvenir de gens qui rapportaient des clous de girofle, de l’huile essentielle d’ylang-ylang, utilisée pour les grands parfums du monde. Mais les cultivateurs d’ylang-ylang et de girofles appartiennent aussi aux marginalisés car le gouvernement n’a rien fait pour eux. Dans ce port, il se passe beaucoup de choses, le dédouanement des containers, des marchandises venues d’Europe, de Chine, d’Arabie Saoudite. Ce port m’a beaucoup inspiré. J’ai vu ces dockers qui vivent au jour le jour, sans économie vitale. Un docker, chez nous, c’est quelqu’un qui est dans l’oubli, qui vit dans la dureté de la vie. Il y a ceux qui ont des chariots de tôle et de fer, et ceux qui n’en ont pas. Lorsqu’ils traversent les rues, on entend les bruits de ces tôles dans cette ville qui vit de la pêche et du commerce.

On vous surnomme le Pagnol des Comores. C’est un beau compliment, non?

Ce n’est pas moi qui le dit, mais j’espère être utile pour mon pays et d’autres pays.

D’où vous vient votre sens de l’humour, votre manière libérée de parler du sexe, des différences?

J’ai toujours considéré la littérature comme un espace de liberté, une discipline particulière, irremplaçable, car elle a des fonctions essentielles et indispensables. Elle est le lieu, par excellence, de l’affirmation de l’être humain en tant qu’être humain, elle permet son devenir. Car, en littérature, il n’y a pas une vérité absolue, il y a plusieurs vérités.

Il y a, chez vous, une vraie jubilation de l’écriture, mais a-t-on autant le sens de l’exagération aux Comores qu’à Marseille?

On dit, en tout cas, que c’est la ville le plus peuplée de Comoriens dans le monde, mais je n’y ai pas vécu. Je pense aussi que si on me nomme le Pagnol des Comores, c’est parce que les marginalisés ont toujours une place dans mes romans.

Un roman charnel et taquin qui donne la parole aux marginaux

Juteux comme une mangue bien mûre, charnel et taquin, le troisième roman d’Ali Zamir se reçoit comme un rayon de soleil au cœur de l’hiver. Considéré comme le Pagnol des Comores, cet auteur, prix France télévisons 2019, poursuit sa belle lancée, grâce à sa maîtrise de la langue française, qu’il aime à la folie, à la richesse de son vocabulaire et à la truculence de son verbe. Son écriture, dès lors, creuse un sillage différent de ses contemporains.

Dérangé que je suis, titre qui évoque le surnom que donnent à leur collègue différent les Pipipi, soit le trio maléfique des trois dockers Pirate, Pistolet et Pitié, nous emmène dans un monde de marginaux, bien plus nombreux qu’on le croit aux îles des Comores.

Après une entame désarçonnante, comme un accent auquel on ne serait pas habitué, le personnage principal, le fameux Dérangé, laisse entendre sa voix, son étonnement et son affolement face à cette femme mariée, une bombe, qui lui promet et surtout lui demande monts et merveilles.

D’une plume libre et fleurie, l’auteur décrit alors les sentiments et, pour le même prix, les réactions physiologiques, qui trahissent le trouble de Dérangé. Comment, écrit-il, tenir la distance face à ce corps éblouissant, revêtu «d’un maudit sous-vêtement qui soutenait juste la poitrine à l’aide de bretelles dont la minceur était semblable à celle d’un fil à coudre»? L’auteur continue à décrire la scène de l’émoi avec l’humour savoureux qui le caractérise. Comme l’élégance, la légèreté et l’autodérision qui lui permettent d’aborder, sans pesanteur, des situations parfois dramatiques. Ses personnages sont des marginaux, sans pitié les uns vis à vis des autres, évoluant dans un monde cruel et hostile dans lequel il est difficile de grandir. Ce pauvre Dérangé l’apprendra vite à ses dépens. Un roman bref et scintillant comme l’éclair qui annonce l’orage à venir.

Dérangé que je suis, Ali Zamir, Le Tripode, 192 pp., 17 €

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