C’est le constat de Felwine Sarr, écrivain, philosophe, économiste, professeur d’université et co-auteur du rapport sur la restitution du patrimoine africain commandé par le président français Emmanuel Macron.
« Jusqu’ici je n’avais pas conscience de la profondeur de la perte pour les pays africains. J’ai visité, comme tout le monde, le Musée du Quai Branly à Paris, j’avais vu exposer les statuaires africaines, les masques, les trônes, mais je ne me rendais pas compte que l’essentiel du patrimoine africain était ici, en Europe. Je n’avais pas conscience du fait que la présence de ces œuvres d’art en Europe résultait d’un système organisé à plusieurs niveaux et pas uniquement de quelques spoliations à gauche ou à droite. C’est ce qui m’a le plus frappé. »
Au terme de neuf mois de travail intense avec la spécialiste de l’Histoire de l’Art, Bénédicte Savoy, Felwine Sarr, écrivain, philosophe et professeur d’économie, reste marqué par les heures passées à recenser le patrimoine africain en vue d’établir le rapport destiné au président Macron.
« Dans mon livre Afrotopia , je parle beaucoup de la nécessaire réinvention de la relation entre le Nord et le Sud, entre les pays africains et l’Europe. Comment il faut ré-articuler notre rapport de façon beaucoup plus équilibrée avec le reste du monde. Pas uniquement avec l’Occident, mais aussi avec les autres nations, pour avoir une relation sereine, respectueuse, réciproque. Bien sûr, je voyais que dans les relations économiques, internationales et symboliques, il y avait encore des traces de la colonialité, mais, avec ce travail, je me suis rendu compte à quel point c’était ancré. Si j’avais besoin d’une preuve de la nécessité de décoloniser et de réinventer la relation entre l’Occident et l’Afrique, je l’ai vraiment eue là. »
Pas à cause de l’importance des œuvres… « Non, à cause de la manière dont les uns et les autres ont réagi au fait qu’on vienne exhumer cette tranche d’histoire et l’interroger » pour rendre justice à l’Afrique. « Les réactions, la passion, la teneur des débats, ce qu’ils disent et ce qu’ils ne disent pas… Tout cela est révélateur de la nature de la relation entre les pays. On a vu des réactions vraiment exacerbées dans les musées face aux questions que Benédicte et moi nous posions. »

L’exemple venu d’Allemagne
Après le Bénin, qui devrait voir revenir prochainement 26 pièces de grande qualité, c’est au tour de la Côte d’Ivoire d’adresser sa lettre de doléances à la France, pointant 148 œuvres d’art dont le retour est attendu impatiemment. Le rapport Sarr-Savoy indique la voie à suivre par toutes les institutions et les nations de bonne volonté.
Si le débat reste houleux à Londres, Bruxelles (où vient de rouvrir l’Africa Museum) ou Paris, l’attitude de l’Allemagne diffère. Sensibilisée à la question depuis les spoliations de l’ère nazie et elle-même pillée par l’Armée rouge, l’Allemagne progresse dans le sens de la restitution. Ainsi plusieurs musées travaillent-ils à identifier l’origine des milliers d’œuvres d’art datant de l’époque coloniale, quand l’Allemagne avait la main sur le Cameroun, le Togo ou la Tanzanie.
Les Ateliers de la pensée en 2019
La question du patrimoine sera-t-elle abordée lors des Ateliers de la pensée que Felwine Sarr coorganise à Dakar ?
« C’est une bonne question. On ne sait pas encore, on y réfléchit. On a plusieurs pistes. Le thème de l’école doctorale organisée du 21 au 26 janvier – elle va réunir des jeunes doctorants de l’Afrique et de ses diasporas, des artistes et des curateurs – est arrêté. Il s’agira de poser la question des ‘Nouveaux savoirs et enjeux planétaires’ à savoir: la production des nouveaux savoirs dont l’Afrique et le monde auront besoin pour faire face aux défis futurs. Mais il est temps que l’on réfléchisse aux thèmes des Ateliers de novembre 2019« , admet Felwine Sarr.
« Dans les Ateliers de la pensée, on a invité beaucoup d’artistes pour favoriser les échanges avec le monde académique. On essaie de réfléchir à des dynamiques en cours sur le continent africain et aussi plus globalement. On aimerait inviter des intellectuels européens, afro-américains et d’Amérique latine pour avoir des discussions globales et ne pas répondre à l’eurocentrisme par une sorte d’afrocentrisme. Pour ne pas penser le monde juste entre nous. »
Entretien: Karin Tshidimba