Quelque 470 gardes tentent de préserver les richesses du parc national des Virunga, parfois au prix de leur vie. Les gorilles des montagnes, eux aussi, continuent d’être menacés au quotidien. Pour la série « Dans le secret des lieux », Lalibre.be vous emmène dans les coulisses de la plus ancienne réserve naturelle de République démocratique du Congo et d’Afrique.
Trois touristes belges prennent leur café sur la magnifique terrasse du Mikeno Lodge. En ce début de mois de février, ils prévoient de s’aventurer dans la forêt, à la rencontre d’une famille de gorilles des montagnes. Le lendemain, une patrouille de rangers les précédera pour repérer ces animaux aux mimiques si humaines ; il n’y aura plus qu’à suivre le guide.
Julie Williams, Anglaise d’origine, boit un soda au bar, et enchaîne les cigarettes. Cela fait deux ans qu’elle développe le tourisme dans le parc national des Virunga, en République démocratique du Congo. Elle constate que « c’est une destination de plus en plus populaire » : « Les gens viennent du monde entier, ils n’ont plus peur de passer quelques jours dans la région du Nord Kivu. De plus, de nombreux documentaires – dont un film nommé aux Oscars et soutenu par Leonardo DiCaprio – ont dévoilé au grand public les trésors des Virunga : les gorilles des montagnes, qui appartiennent à une espèce en voie d’extinction, le volcan Nyiragongo, qui est l’un des plus actifs d’Afrique, l’île de Tshegera, où l’on peut se relaxer, nager et faire du canoë sur l’immense lac Kivu… »
La pluie s’abat sur la forêt. Depuis la terrasse, on dirait un océan de brocolis sous le flux tendu d’un robinet d’eau chaude. Les touristes s’en vont, il est alors temps pour nous de glisser en coulisses. Le Mikeno Lodge côtoie le camp de base des gardes du parc des Virunga. Ce matin, leurs locaux semblent déserts. Aux murs, des affiches détaillent les plantes et les animaux qui vivent aux alentours – des singes, bien sûr, des éléphants, des lions… il y a aussi des traces d’okapis qui ont été récemment observées.
La menace des groupes rebelles
Après une réunion de coordination interminable, Innocent Mburanumwe rejoint enfin son bureau. Il s’installe derrière une pile de dossiers et son écran d’ordinateur. Il nous invite à nous asseoir face à lui. C’est le responsable de la section sud du parc, ainsi que l’adjoint du directeur, le Belge Emmanuel de Mérode. « J’organise les tâches des gardes , explique-t-il. Certains d’entre eux sont commis aux différents travaux : le suivi des gorilles, des chimpanzés, les patrouilles de reconnaissance… Il faut aussi quelqu’un pour jouer les intermédiaires entre le parc et la communauté, c’est-à-dire les populations vivant aux alentours du parc. Il y a souvent des problèmes. »
Puis, il faut encore compter avec les groupes rebelles et les milices armées qui squattent certaines zones du parc. Innocent Mburanumwe se lève et indique une grande carte détaillant les 7.900 kilomètres carrés de réserve naturelle, soit l’équivalent d’un quart de la Belgique. « Dans mon secteur par exemple, cette partie-ci n’est pas sérieusement contrôlée parce qu’il y a des FDLR (un groupe armé défendant les intérêts des Hutus réfugiés en RDC) ; quand vous allez dans le centre, autour du lac, il y a des Maï-Maï, qui font de la pêche illicite ; et là en haut, dans le nord, il y a des ADF-Nalu, des milices venues d’Ouganda. »
L’homme, dans son uniforme impeccable, raconte que lui et ses hommes continuent de mener une lutte permanente pour préserver la faune et la flore du plus ancien parc de la RDC et d’Afrique. Une lutte à mort. « Normalement, nous travaillons conjointement avec l’armée, elle est là pour nous soutenir, cela nous permet d’affronter ces groupes armés, pour les mettre hors d’état de nuire. Pour le moment, ces groupes armés ne font que des activités illicites : le braconnage, le sciage, la fabrication de braise et des trafics d’animaux. Toutes ces activités leur permettent d’avoir de l’argent, et, avec cet argent, ils sont en mesure de s’acheter des armes et des munitions. »
Les groupes rebelles ont pris leurs quartiers dans le parc suite aux deux guerres du Congo, au génocide rwandais et, plus généralement, aux troubles politiques dans la région des Grands Lacs.
« Les guerres se sont succédé dans la région, en 1996, en 1998, en 2010… C’étaient des moments très difficiles pour les gardes. Chacun fuyait dans sa direction. Nous autres, nous nous sommes retrouvés en dehors du parc, les uns étaient à Goma, les autres à Rutshuru ou encore Massissi. Nous ne savions pas ce qu’il était advenu de nos camarades. Là on s’était dit qu’on était passé près de la mort. »
« Mais il y a eu un moment où nous avons décidé de ne plus quitter le parc. C’était en 2013, quand il y a eu la rébellion du M23. Quand les rebelles sont arrivés, ils sont allés jusqu’à la barrière du camp de base de Ruman Gabo, et nous leur avons dit: ‘Nous, on ne quitte pas les lieux, on reste ici.’ De un, nous ne sommes pas des politiciens, nous sommes apolitiques. De deux, nous sommes liés à la conservation. Compte tenu de cela, nous ne voyions pas pourquoi nous aurions dû fuir. Les rebelles ont répondu: ‘Ok, on vous laisse, mais on reviendra plus tard.’ Comme il y avait aussi le directeur, M. de Mérode, qui faisait son lobbying auprès des instances supérieures, le M23 a enfin compris que les gardes du parc ne sont pas des politiciens ; ils ne font partie de l’armée ou la défense nationale, ils sont affectés à la préservation de la nature. Les rebelles nous avaient laissés libres, depuis, nous le sommes restés. »
Innocent Mburanumwe est né dans une famille qui œuvre depuis longtemps à la protection de la nature : « Mon père a fait ce travail, mon oncle et mon grand-frère aussi. » Comme le dit Innocent, l’objectif, c’est de créer « un parc pour la paix ».
Entretemps, le sort des gorilles des montagnes semble lié à celui des gardes. On compte les morts des deux côtés. Les plaques commémoratives s’accumulent dans le cimetière des gorilles. Théodore accueille de plus en plus de femmes dans l’atelier de couture dédié aux veuves des gardes du parc. « Depuis 2016, il y a une quinzaine de femmes qui viennent quotidiennement fabriquer des chemises pour le personnel du Mikeno Lodge, ainsi que des vêtements pour la boutique de souvenirs. On commence à manquer de place… »
L’orphelinat des gorilles
La pluie a cessé, le soleil chasse les nuages au-dessus du camp de base de Ruman Gabo. Posté sur un mirador, un garde du nom d’André nous présente les gorilles orphelins, qui jouent dans leur enclos. Il y a Ndeze et Ndakasi, qui ont été recueillies en 2007, après le massacre de leur famille. Il y a aussi Maïcha, qui est arrivée en 2010, en provenance du Rwanda. Et enfin Matabichi, retrouvé seul dans la forêt en 2012, à cause de la guerre.
André aimerait que ses protégés retrouvent la liberté, mais ce n’est pas évident : « Compte tenu de leur mode de vie – ici, on leur donne à manger, ils sont fort habitué à nous, ils passent la nuit à l’intérieur de la maison -, c’est très difficile de les remettre dans la nature. Leur alimentation est déjà différente de leur alimentation naturelle. Les autres gorilles savent comment se débrouiller et chercher eux-mêmes de la nourriture. Ces gorilles-ci, cela fait déjà près de 10 ans que nous sommes ensemble, ils peuvent se débrouiller un peu, mais pas comme les autres. Oui, ils auraient du mal à survivre s’ils rentraient dans la forêt. En plus de cela, comme Matabichi est un mâle, il ne peut pas être accueilli facilement dans une famille parce qu’il deviendrait un concurrent du mâle dominant. »
« Mais comme nous avons une très grande forêt, ici à Ruman Gabo, nous voulons en clôturer une partie et voir comment cela se passe ; les gorilles pourront se promener, en semi-liberté, s’habituer à ce que nous soyons moins présents, ainsi qu’à la survie dans leur milieu naturel. Les travaux sont déjà en cours, cela devrait aboutir cette année. »
Mais, au fait, pourquoi les gorilles des montagnes sont-ils menacés ? « Vous savez qu’on a beaucoup de problèmes concernant la gestion du parc national des Virunga , répond André . D’une part, les groupes rebelles et les bandits s’accaparent le territoire des animaux, quitte à les abattre. D’autre part, les gorilles des montagnes attirent des touristes du monde entier, qui déboursent de l’argent. Et parfois la population a l’impression de ne pas pouvoir en profiter. En assassinant des gorilles, certains veulent exprimer leur mécontentement, dire que n’est pas seulement le parc de quelques privilégiés, mais qu’’eux aussi doivent pouvoir bénéficier d’un peu de sous, se faire un peu d’argent. »
D’après certaines estimations, le fait que le parc soit une réserve naturelle constituerait un manque à gagner de plusieurs milliards de dollars pour la population. Ce territoire pourrait en effet servir à l’agriculture.
Cependant les mentalités sont en train de changer, la population semble prendre peu à peu conscience que les richesses de la nature sont autant de trésors à préserver. « Avant que le directeur arrive , rappelle André, il y avait une mauvaise gestion de l’argent en provenance du tourisme, c’était la raison pour laquelle la population voulait montrer aux autorités congolaises et aux autorités de l ‘Institut congolais pour la conservation de la nature (ICCN) qu’eux aussi avaient droit à leur part. Certains braconnaient. D’autres coupaient du bois pour la fabrication de la braise… »
« Mais depuis qu’Emmanuel de Mérode est arrivé à la tête du parc, il profite de ce lieu pour créer de l’emploi, construire des écoles. Il y a aussi des centrales hydroélectriques qui sont installées. Elles permettent de produire de l’électricité pour la population. Tout cela permet de montrer que le parc appartient à tous. C’est grâce à lui qu’on a des centres de santé, des écoles, tout le nécessaire possible… »
André insiste : « Oui vraiment le parc national des Virunga, c’est quelque chose de très important pour notre province, notre pays, qui doit être protégé, cela nous donne du boulot. Cela nous met en relation avec le monde entier, cela fait notre fierté, et donc cela nous unit, nous tous, sans exception de race ou de classe sociale ; tout le monde peut y trouver sa part. »
« La mort est partout dans cette région »
En fin de journée, nous retrouvons les trois touristes belges auprès de David, le maître-chien. Celui-ci explique qu’avec leurs neuf Saint-Hubert et leurs deux épagneuls, les gardes peuvent traquer les braconniers ou retrouver des gens qui se seraient perdus dans la forêt. « Ici, nous n’avons pas le même labo’ que dans la série ‘Les experts’, mais nous avons nos chiens », sourit-il.
Les épagneuls sont capables de repérer à l’odorat les traces d’ivoires et de munitions. Les Saint-Hubert peuvent prendre en chasse de potentiels bandits. Pour preuve, David demande à l’un des touristes d’aller se cacher dans la forêt. Après avoir senti ses clés, il suffit à Sabrina, le chien le plus expérimenté, de quelques minutes seulement pour le retrouver perché dans un arbre.
D’ici quelques heures, le soleil va se coucher. Dans cette région, mieux vaut ne pas traîner en chemin à la tombée de la nuit. Il est donc déjà temps de revenir à Goma, la grande ville la plus proche. Le 4×4 cahote dans les cratères de la piste. Aux côté du chauffeur, un garde assure la sécurité du convoi. Il s’est engagé en 2013. Il nous confie qu’il a déjà perdu six camarades de promotion, dont deux lors d’une expédition à laquelle il participait. Et si vous vous demandez s’il a peur d’exercer un métier aussi dangereux, voici ce qu’il vous répondra : « Non, je n’ai pas peur . La mort est partout dans cette région, même les bébés meurent. L’important, c’est d’aimer son métier et de bien le faire. »