La guerre des langues reprend au Maroc

La guerre des langues reprend au Maroc

Plusieurs hommes politiques se sont élevés depuis la rentrée contre l’introduction de quelques mots en darija dans des manuels scolaires. Toujours ostracisée, cette langue commune prend pourtant de plus en plus de place dans l’espace public.

La rentrée scolaire fut chahutée dans le Royaume. Des images d’un manuel, où était retranscrite une comptine en darija, ont circulé sur les réseaux sociaux et provoqué une vive polémique. Au Maroc, si la darija, proche mais distincte de l’arabe, est la langue maternelle de plus de 70 % de la population, c’est en effet l’arabe classique, écrit et partagé par tout le monde arabe, qui sert de langue d’enseignement. Indigné par l’introduction de la darija dans les manuels scolaires, l’Istiqlal, le Parti de l’Indépendance, a donc demandé, dès le 5 septembre, la convocation urgente de la commission parlementaire de l’Enseignement. « On ne peut pas admettre des expressions, des phrases ou des paragraphes en dialecte marocain dans les manuels », a renchéri par la suite le chef du gouvernement Saâdeddine El Othmani, également chef du Parti de la justice et du développement (PJD, islamiste).

Si ces deux partis ont été les premiers à réagir, c’est que la lutte pour la primauté de l’arabe au Maroc remonte à l’indépendance et se fonde en partie sur la religion. Pour mieux s’opposer à la France coloniale, le mouvement indépendantiste s’est fondé, à l’origine, sur l’idée d’une identité arabe musulmane homogène des Marocains. Encore aujourd’hui, renoncer à l’arabe standard dans l’enseignement, ce serait renoncer à s’attacher les riches histoire et culture arabes et, particulièrement pour les islamistes, la langue du Coran.

Le parler des mal éduqués

Selon les tenants de ce raisonnement, la darija n’est pas une langue à part entière mais une version locale et orale de l’arabe. « La darija peut éventuellement être formalisée pour être utilisée dans le préscolaire afin de réduire l’écart pour les enfants entre la maison et l’école, mais elle n’a pas de raison d’être formalisée en tant que langue à part entière puisqu’elle est un dialecte de l’arabe. Sa formalisation existe déjà : c’est l’arabe standard lui-même ! », insiste Ahmed Boukous, chercheur en sociolinguistique, retraité de la Faculté de lettres de l’université Mohammed V à Rabat.

« Les Non-Arabes qui ont appris l’arabe découvrent que leurs connaissances ne leur permettent pas de comprendre le parler maghrébin. […] La distance entre l’arabe et la darija est telle qu’on a clairement l’impression d’évoluer dans des univers de sens différents », écrit au contraire Abdou Filali Ansary, philosophe et chercheur à l’Institut d’étude des civilisations musulmanes de l’université Aga Khan à Londres, dans le recueil d’essais « La Guerre des langues ».

De fait, les Marocains qui se rendent à l’école apprennent, en quelque sorte, une langue étrangère. Or, l’éducation est encore trop peu universelle pour assurer que l’arabe classique appris à l’école deviennent l’unique langue du pays et chasse toutes les autres. Environ 32 % de la population était ainsi encore analphabète en 2014 tandis que 16 % seulement des adolescents atteignent la terminale. Dans un tel contexte, la darija reste la seule langue d’une bonne partie de la population ce qui permet d’identifier celle-ci, au sens strict, comme mal éduquée. La domination des élites arabisante et francophone est alors totale.

La darija valorise l’arabe

En dépit de son statut, la darija prend chaque jour plus de place. La libéralisation de la télévision et surtout de la radio lui ont d’abord donné accès à l’espace publique. La presse et quelques intellectuels ont par la suite posé le débat au tout début des années 2000 avec en particulier un article de l’hebdomadaire Tel Quel titré « Darija, langue nationale ». Par la suite, le développement des réseaux sociaux a permis à cette langue de prendre de l’ampleur, d’abord écrite phonétiquement en lettres latines dans les chats MSN avant d’apparaître également en lettres arabes sur Facebook.

Une éventuelle reconnaissance politique de la darija est pourtant encore loin. « En donnant à l’amazigh (berbère) en 2011 le statut de langue officielle, les rédacteurs de la Constitution et le Palais ont donné aux uns et pas autres. Le pouvoir a joué la division et a créé des frictions entre Amazighs et défenseurs de la darija », indique Jan Jaap de Ruiter, chercheur à l’université de Tilburg, aux Pays Bas, et spécialiste du plurilinguisme au Maroc. L’amazigh a obtenu cette officialisation au terme d’un long combat militant fondé sur l’existence d’une minorité ethnique et culturelle. La population marocaine victime d’ostracisme lorsqu’elle ne parle que darija continue, au contraire, à valoriser fortement l’arabe classique « parce que cette langue est présentée comme la langue du Coran. Valoriser la darija reviendrait à critiquer la langue sacrée », explique Jan Jaap de Ruiter. « Pourtant, par la proximité des deux langues, il serait possible d’utiliser la darija pour enseigner l’arabe classique. »

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