Nouveau discours sur l’Afrique, réflexion sur la restitution du patrimoine africain à la demande du président Macron, défis écologiques, culturels et économiques: le professeur-écrivain sénégalais est sur tous les fronts. Une pensée à (ré)explorer alors que Felwine Sarr sera présent ce samedi 31/03 à la Manufacture 111 à Bruxelles pour échanger avec le chorégraphe Serge Aimé Coulibaly. Entretien
En deux ans à peine, la renommée de Felwine Sarr a connu une formidable croissance sur la place internationale. Valeur montante d’une Afrique résolument en mouvement, ce professeur d’économie est également romancier, philosophe et musicien. Son livre « Afrotopia » en fait l’un des principaux penseurs de l’Afrique contemporaine, qui rejette aussi bien les injonctions venues d’un Occident « donneur de leçons », que les discours des afro-pessimistes et afro-optimistes de tous poils.
Felwine Sarr était l’un des invités du Pavillon des Lettres d’Afrique, Caraïbes et Pacifique qui a connu un joli succès pour sa première édition à la Foire du Livre de Bruxelles et qui s’apprête à rouvrir ses portes vendredi au Salon du Livre à Paris (16 au 19 mars).
Il y a une semaine, Felwine Sarr a aussi été sollicité par le président Macron afin d’étudier la restitution aux pays africains d’œuvres d’art actuellement en France. Une mission qu’il mène avec l’historienne d’art Bénédicte Savoy, membre du Collège de France. Les deux experts doivent rendre leur avis en novembre. Cofondateur, avec l’historien Achille Mbembe, des Ateliers de la pensée, qui se tiennent en octobre à Dakar, le professeur à l’allure d’éternel doctorant ne manque pas de défis à relever. C’est même son principal carburant.
Le déclic ? Le cours d’économie du développement qu’il a été amené à donner à l’Université Gaston Berger à Saint-Louis au Sénégal, où il enseigne depuis 10 ans. « Ce n’était pas ma spécialité mais cela a été très intéressant car on a pu déconstruire les théories du développement. Dans ce cours, je me suis rendu compte que les étudiants avaient une représentation très faussée de la place de l’Afrique dans le monde. J’ai eu l’impression que la question fondamentale n’était pas l’économie mais leur image dans le miroir. Ils avaient ingurgité un discours diffus (dans les médias, la littérature) qui leur renvoyait une image de manque et de subalternité qu’ils avaient intégrée. Face aux injonctions anciennes imposées au continent – modernité, développement, démocratie,… – je me suis rendu compte que l’Afrique n’était jamais donnée à voir tel qu’elle était mais tel qu’elle devrait être, selon ces critères. »
On a vu des peuples sortir des situations les plus extrêmes en l’espace d’une génération ou une génération et demi
Cette réflexion est au coeur de votre livre « Afrotopia »…
Oui. J’ai décidé d’écrire d’abord pour la jeunesse africaine, ceux que je rencontre à la Fac et qui se projettent dans le monde. J’ai la conviction intime que nous avons face à nous beaucoup de défis à relever, mais l’un de ceux-ci se niche dans le regard sur soi. Fondamentalement, les horizons sont toujours ouverts. On a vu des peuples sortir des situations les plus extrêmes en l’espace d’une génération ou une génération et demi. Je me suis dit que même si le terme avait été dévalué, il fallait réinvestir l’Afrotopos, le lieu de l’utopie, si nous voulions reprendre possession de notre destin parce qu’on ne peut pas laisser les autres raconter ce que nous allons devenir. C’est le plus urgent. Nous devons décider quel type de société nous recherchons, quel type d’équilibre entre l’économie, l’écologie et la culture, quelles valeurs, etc. Si nous ne prenons pas le temps de définir qui nous voulons être, on ne peut pas prendre le bon train pour y aller.
Je m’adresse aux étudiants africains mais aussi à tous ceux qui s’intéressent à ce processus de changement de nos sociétés. J’ai été avec ce livre en Bretagne, en Chine et partout des gens m’ont dit : il ne faut pas appeler ce livre Afrotopia mais Eurotopia car les questions que tu poses sur la société que nous voulons bâtir, sont des questions que nous partageons. Ce ne sont pas que des questions africaines. La crise écologique que nous vivons, touche tous les territoires, c’est la crise d’un système qui s’est emballé, qui a perdu le contact avec le réel et qui broie tout sur son passage.

Les Ateliers de la pensée sont nés de la réflexion entamée dans le livre ?
Quand le livre est paru, Achille Mbembe venait de publier « Politiques de l’inimitié ». On a échangé et on a eu envie d’élargir la discussion. On avait le sentiment que ces dernières années, sur le plan des arts, de la littérature et de la pensée critique, il y avait un foisonnement qui venait du continent. On était à la recherche d’un nouveau cadre plus en phase avec ce que nous vivons et c’est là qu’est née l’idée de cette plateforme où on invite des intellectuels et des penseurs du continent à venir réfléchir avec nous sur base des questions que nous avons définies.
En tant qu’étudiant, les textes que tu croises durant tes études ne sont jamais à la hauteur de ton expérience
Dans le public, on croise des doctorants du Nord mais aussi du Mali, de Côte d’Ivoire, du Burkina Faso. D’autres diasporas nous ont demandé de traduire les actes en portugais ou en anglais. J’ai découvert, avec étonnement, qu’il y avait une demande même dans des « territoires lointains ». Chez les étudiants, la demande est très forte. Les textes que tu croises durant tes études ne sont jamais à la hauteur de ton expérience, c’est toujours caricatural ou restrictif et tu ne peux t’appuyer sur ces textes pour te situer dans le monde.
La troisième édition des Ateliers pourrait prendre une forme nouvelle…
Oui. On songe à passer à une biennale. Dans l’intervalle, on mettrait en place une école doctorale : inviter une quarantaine de jeunes chercheurs de tout le continent et des diasporas, leur offrir une bourse et pendant un mois à Dakar, on réfléchirait sur les savoirs nouveaux dont aura besoin le continent. Pour avoir un travail plus pointu et en profondeur, une année sur deux, au-delà des débats. On est en train de mettre cela en place. On va bientôt lancer un appel à candidatures.
Ce qui frappe dans « Afrotopia », c’est le lien que vous tissez entre économie et écologie, entre économie et culture. Votre définition du développement et du vivre-ensemble passe par ces deux piliers fondamentaux.
Oui, parce qu’on s’attend à ce que les économistes soient détachés du social or ma pratique de la discipline a toujours été enchâssée dans le social. Je me suis dit qu’il fallait vraiment montrer à quel point les deux dimensions sont liées et qu’on ne peut pas avancer sur l’une sans l’autre.
On ne peut pas concevoir l’économie sans le social
Exemple : on cherche à formaliser l’économie informelle sans chercher à comprendre en quoi elle est flexible, en quoi elle produit de la redistribution, en quoi elle répond à des besoins fondamentaux… C’est une économie qui nourrit 65 % des Africains et on la méprise au lieu de chercher à voir quelles sont ces moteurs, ces forces sur lesquelles on peut construire…
C’est le problème des solutions globales que l’on veut imposer à tout le monde en niant les cultures et solutions locales.
C’est ce qu’a constaté Muhammad Yunus, fondateur de la Grameen Bank, créatrice du microcrédit : les sociétés n’ont pas attendu les théoriciens pour inventer des solutions adaptées à leur situation et à leurs besoins, par essai et erreur. Ce sont des produits sociétaux qui répondent à des contextes précis.
Si on veut trouver une solution, il faut donc partir de ce que les gens font…
Exactement, car ils sont experts de leur propre vie et inventent des solutions qui restent à être théorisées, systématisées et élargies, mais il faut tenir compte de ce terreau. Si ces solutions fonctionnent à l’échelle locale, reste souvent la question de savoir comment faire pour en faire profiter plus de monde. C’est le travail des chercheurs en sciences sociales parce que les gens, sur le terrain, n’ont pas toujours le recul nécessaire sur ce qu’ils font.

Votre volonté est aussi de ne pas vous intéresser seulement à la quantité mais aussi à la qualité de ce qui est produit, au bien-être. Afin d’imaginer un autre type de développement.
Oui, parce que dans les sociétés du manque et de l’indigence, cela n’a pas de sens de ne songer qu’à la quantité. On est dans des sociétés gouvernées par le nombre : » j’ai 5000 like », « j’ai 3000 amis », personne ne se pose plus la question du contenu. On est dans le primat de la quantité sur la qualité, de l’avoir sur l’être, on est dans une perspective inversée de ce que nous sommes fondamentalement.
Cette réflexion, nous la menons au départ de l’Afrique mais elle concerne le monde
Or le système dans lequel nous vivons n’est pas soutenable, l’humanité entière ne peut pas avoir le mode de vie de l’Occident, si non la planète ne tiendrait pas. Quand 20 % des gens utilisent 80 % des ressources de la planète, si les 80 % restants veulent faire la même chose, ce n’est pas possible. Donc il faut changer les choses, il faut qu’on sorte du règne de la quantité. Qu’on passe à un autre niveau.
Cette réflexion, nous la menons au départ du continent africain mais elle est fondamentale pour nous tous, en fait. Réflexion sur les modes de vie, sur ce qui est utile, ce qui est nécessaire et superflu.
On parle beaucoup des migrants et un peu des « repatriés ». Quand vous réfléchissez au poids économique des choses, quelle est la question la plus urgente ? Freiner les gens qui partent ou faire appel à ceux qui ont étudié ailleurs pour qu’ils reviennent ?
La première chose à rappeler c’est que 85% des Africains qui quittent leur pays pour raisons économiques ou à cause des guerres, restent sur le continent. Ce fantasme de l’envahissement, il faut arrêter ça, maintenant ! Sur les vingt dernières années, le nombre de migrants en Europe est stable autour de 5 à 10 % en moyenne ; la France est entre 10 et 12 % mais d’autres pays sont à 7 %. Les transferts de fonds des migrants sont plus importants que l’aide publique au développement et les investissements d’aides étrangers. Moi, si j’étais Président et que je réfléchissais d’un point de vue purement stratégique, je me dirais que ces gens-là contribuent déjà à la bonne marche du pays et ils sont souvent moins qualifiés que d’autres qui restent au pays.
Dans 50 ans, l’Afrique représentera 40 % de la population globale
Donc c’est « tout bénéfice » pour le pays…
Mais oui, en quelque sorte. Bien sûr, il y a les drames en Méditerranée et l’esclavage en Libye sur lesquels il faut qu’on travaille. Mais les migrants contribuent déjà. Qu’ils soient intellectuels, qu’ils créent des start up, qu’ils circulent ou pas. On est dans un mouvement que beaucoup de nations ont connu : aujourd’hui, les ingénieurs chinois ou indiens reviennent dans leur pays une fois leur formation bouclée à l’étranger. Quand la stabilité, la croissance et les opportunités sont là, les gens reviennent naturellement. Ce qu’il faut accepter, c’est que chaque société a son temps. L’Afrique est en marche, les autres pays le savent c’est pour cela que tant de pays ont élaboré des plans stratégiques sur l’Afrique, sachant les potentialités dont le continent dispose : la démographie, la vitalité, les ressources naturelles,… Ce sont des atouts qui vont être transformés même s’il y a encore des soubresauts et des crises çà et là. Le continent est en travail et c’est pour cela que l’enjeu du discours et de la représentation de qui nous sommes et où nous allons, est fondamental.
Nous allons être au coeur de ce qui va se passer dans moins d’un demi-siècle. Cela se jouera demain et après-demain. L’Afrique représentera 40 % de la population globale tandis que l’Europe ne représentera que 4 % ! La démographie indique le sens des choses et avec toutes les ressources que nous avons, cela va se jouer en Afrique. Les autres pays le savent, il faut qu’ils arrêtent de tenter de nous faire croire le contraire et il faut que notre jeunesse en soit consciente. Il existe des difficultés, on a des défis à relever – comme l’éducation qui est centrale – mais le basculement du monde se jouera chez nous dans pas longtemps et il faut qu’on se prépare à cela. C’est cela l’enjeu !
Et quel est le message à adresser aux gouvernements ?
Il faut investir dans l’éducation, c’est la priorité fondamentale vu la pyramide des âges, la démographie et la structure de nos populations. Il faut investir dans cette grande vitalité, ce grand réservoir d’intelligence que sont les êtres humains.
Il faut créer un espace démocratique où les gens sont libres d’agir, d’entreprendre, de choisir
Il faut les éduquer, les soigner et ces gens vont résoudre toutes les questions qui se posent à nous. Il a fallu un Albert Einstein et un Louis Pasteur pour régler les problèmes de toute une génération, c’est cela qu’il faut cultiver. C’est la loi des grands nombres : plus tu as d’étudiants dans une fac, plus grande est la probabilité d’avoir des savants géniaux qui vont résoudre les problèmes de leur génération. C’est la priorité numéro 1.
La seconde priorité est de libérer les énergies : créer un espace démocratique où les gens sont libres d’agir, d’entreprendre, de choisir et de participer à l’intelligence collective. Ce sont les deux points fondamentaux. Le reste, les sociétés vont s’en occuper si elles ont l’espace et la formation pour le faire. Elles n’ont jamais attendu les gouvernements pour innover. Il faut seulement qu’il y n’ait pas une petite minorité de satrapes qui empêchent les gens de respirer, d’agir et d’ouvrir les espaces.
Entretien : Karin Tshidimba
NB: Les renseignements pratiques concernant la rencontre de ce samedi 31/03 à 19h sont à retrouver sur le site de la Manufacture 111