Invité à Bruxelles afin de prolonger la réflexion de son livre « Penser et écrire l’Afrique aujourd’hui », l’auteur a tissé des liens étroits entre les littératures d’Afrique, la Francophonie et la Révolution dans le bassin du Congo. Entretien
Jeudi soir, Alain Mabanckou était invité à Bozar. L’occasion de discuter avec son public et de l’entendre « Penser et écrire l’Afrique aujourd’hui ». Un sujet plus que jamais d’actualité après sa prise de position récente sur l’avenir de la Francophonie. Revenant sur la lettre envoyée à Emmanuel Macron, l’écrivain a précisé : «N’oublions pas que le président Macron n’a pas créé la Francophonie telle qu’elle est aujourd’hui, il a hérité de cette situation. Mais je pense qu’il faut que les choses soient dites, concernant les dictateurs d’Afrique, si on veut qu’elles puissent changer.» Une opinion qui s’inscrit dans la droite ligne de sa mobilisation sur twitter avec le hashtag #RevolutionBassinDuCongo
La jeunesse africaine doit savoir qu’elle a été entendue
« Je réponds toujours aux lettres qui me sont envoyées par des jeunes qui m’interpellent depuis l’Afrique, précise-t-il. Cela prend parfois 5, 6, 7 jours ou un mois, mais je réponds. Car je ne voudrais pas qu’on dise que je n’écoute pas la jeunesse. Comme tous ceux qui grimpent dans leur tour d’ivoire et jettent ensuite la clé pour empêcher les autres d’y monter. La jeunesse africaine doit savoir qu’elle a été entendue. Si petite soit-elle, je veux apporter ma pierre à l’édifice. »
Son apport en tant que conférencier est tout aussi important. Ses leçons, en 2016, au Collège de France ont en effet dopé les ventes de nombreux auteurs africains cités durant ses conférences. Au point que certains libraires lui ont demandé, en riant, qu’il arrête de citer tous ces ouvrages car il n’avaient pas le temps de les rééditer… Alain Mabanckou trouve l’anecdote tellement savoureuse qu’il la raconte encore aujourd’hui. Joli parcours pour cet homme qui, enfant, se rêvait dessinateur de BD, mais que la poésie a peu à peu mené vers le roman. « Je suis devenu conteur plutôt que dessinateur.»
Rencontré une heure avant son grand entretien à Bozar, Alain Mabanckou a fait honneur à sa réputation d’homme passionné
Vous avez, au moins, trois casquettes : auteur, essayiste et conférencier, professeur. Laquelle est la mieux vissée sur votre tête ?
(Il rit) Je suis avant tout écrivain, fondamentalement écrivain. Pour le reste, c’est la parole qu’il faut porter. Je n’ai pas fait d’études pour devenir professeur, je suis un écrivain devenu professeur. Je ne porte donc pas les chaînes traditionnelles des universitaires qui doivent toujours penser ou parler par procuration, en citant untel ou untel. Je pense ce que je veux, même si, parfois, c’est maladroit, mais en tout cas, c’est ma pensée. Je préfère ce statut car lorsqu’un professeur devient écrivain, il bavarde souvent dans ses livres.
Qu’est-ce que ce métier de professeur vous a apporté ?
Cela m’a permis de réfléchir sur la littérature et de voir ce que les autres ont écrit. De lire l’histoire de la littérature, des livres théoriques sur la pensée. De les lire non pas sous la contrainte scolaire, comme les étudiants qui lisent seulement pour avoir des points. Si je prends un livre de Jean-Paul Sartre, Jacques Derrida, ou Gilles Deleuze, je les lis à ma manière. Si je ne comprends pas, j’y reviens, je cherche les formulations, c’est nettement plus ludique. Cette activité d’enseignant m’a permis d’avoir la patience et de chercher comment expliquer les choses les plus compliquées de la manière la plus simple. Comment faire pour que, même un enfant de primaires, puisse comprendre la créolité, la négritude ou le parcours de Léopold Sedar Senghor. Que ce soit accessible aussi bien à l’agrégé chevronné qu’à la ménagère de 40 ou 50 ans. C’est pour cela que le Collège de France était une expérience aussi intéressante car les étudiants qui viennent là proviennent de tous les horizons.
La France a une tradition corporatiste de l’enseignement
Au départ, avez-vous été étonné d’être contacté par les États-Unis pour venir y enseigner ?
De toute façon, en France on ne contacte pas les gens. La France a une tradition assez corporatiste de l’enseignement : vous faites vos études, vous faites un doctorat, puis vous suivez un professeur qui est là depuis trente ans. Vous portez ses valises, vous cirez ses chaussures et vous lui faites des éloges, des article qui le citent de A à Z. Puis, un jour, lorsqu’il part à la retraite, il pousse votre dossier pour le remplacer. C’est toujours pareil. Je n’ai jamais vu d’exemple où La Sorbonne a appelé Jean Rouault ou Pierre Michon ou Blas de Roblès pour y enseigner. Si non les professeurs de la Sorbonne vont bouder : « on n’a pas fait ce travail de 30 ans pour que les écrivains viennent nous faire de la concurrence, les écrivains ne sont pas des gens qui réfléchissent, etc. etc. »
Aux États-Unis, la tradition est très différente…
Oui, aux États-Unis, on ne juge pas les personnes à leur diplôme. Les plus grands théoriciens comme Édouard Glissant n’ont pas forcément de doctorat mais il a créé la théorie de la Créolité, la théorie du Tout-Monde et aujourd’hui, on ne respire que ça et cela fait tourner la tête à tous ceux qui ont des doctorats. Comme par hasard, Édouard Glissant n’a pas eu de poste en France, mais aux États-Unis. Même chose pour une autre Antillaise, Maryse Condé. Peut-être est-ce aussi parce que le système universitaire français n’a jamais été repensé. C’est pour cela que j’ai été étonné lorsque le Collège de France m’a contacté, en ayant cette ouverture presque « à l’américaine » parce qu’ils ont l’habitude des professeurs internationaux. Et puis, certains professeurs du Collège de France, comme Antoine Compagnon, enseignent aussi aux États-Unis et pensent que l’enseignement ne doit pas être corporatiste. Qu’il faut demander aux musiciens, aux peintres, aux photographes et aux écrivains de venir y enseigner leur art.
Vous parliez des ménagères de moins de 50 ans… Si l’une d’elle vous disait : je ne connais que vos livres, quels sont les trois auteurs que vous l’encourageriez à découvrir ?
Je lui dirais de ne pas lire que moi parce que je n’existe que parce que d’autres ont existé avant moi. Il faut lire certaines fictions fondamentales de l’Afrique noire d’expression française comme « L’enfant noir » de Camara Laye, essentiel sur l’enfance africaine ; « Le devoir de violence » de Yambo Ouologuem qui pose la question de l’histoire de l’Afrique ou le livre d’Ahmadou Kourouma, « Le soleil des indépendances », sur la fin de la colonisation et le début des États africains. Ce sont des textes clés, comme Sony Labou Tansi avec « La vie et demie ». C’est une prose simple, belle et éternelle. Il faut aussi s’ouvrir aux essais sur l’Afrique qui ne sont pas toujours écrits par des Noirs comme « L’Afrique fantôme » de Michel Leiris.
Quel est le principal obstacle ou frein à la littérature d’Afrique ?
La diffusion… Ce sont les succès qui font qu’on s’intéresse soudain à un pays en particulier. Il ne faut pas que la littérature africaine soit ghettoïsée, il faut qu’elle rentre dans l’émulation de la littérature du monde. Auparavant, elle n’était pas beaucoup chroniquée. Seuls quelques spécialistes de l’Afrique (Jeune Afrique, Africulture) s’en occupaient. Aujourd’hui, elle est traitée dans les grands journaux français (Le Monde, etc.) c’est un travail de décloisonnement qui doit être poursuivi. Il faut que l’on juge de la qualité d’un écrivain par ce qu’il a écrit et non par sa nationalité.
Quelles sont les jeunes pousses qui vous donnent foi dans l’avenir ?
Récemment, la voix la plus forte entendue vient des Comores. Il s’appelle Ali Zamir. C’est un écrivain extraordinaire, il a une force de narration singulière. Il a déjà publié deux romans.
Et il y a une jeune Gabonaise, Charline Effah, qui s’impose de plus en plus. C’est bien parce que la littérature africaine s’équilibre, après toutes ces années où on voyait défiler beaucoup de noms d’hommes.
J’ai vu que, prochainement, on vous retrouvera à Nantes…
Je vais convier des Ghanéens, des Nigérians, … une trentaine de natonalités au festival « L’Atlantide », du 15 au 18 février, à Nantes
Oui, je suis devenu le directeur du festival de Nantes, L’Atlantide. Je ne peux pas faire d’infidélité à UCLA qui m’a engagé depuis 15 ans. Il n’est donc pas question que j’abandonne les Etats-Unis pour revenir en France, mais si je suis sollicité ponctuellement, j’essaie de répondre présent. L’Atlantide est l’un des grands festivals mondiaux. On y invite des écrivains du monde entier : Nigérians, Ghanéens, Finlandais, Québécois… Au moins une trentaine de nationalités rassemblées du 15 au 18 février. Je prends la suite d’Alberto Manguel, qui a démissionné après 5 ans pour devenir le directeur de la Bibliothèque nationale d’Argentine.
C’est vous qui lancez les invitations…
J’ai choisi les écrivains, j’ai créé le programme de bout en bout. J’organise les tables rondes, je choisis les journalistes qui vont les animer… En cela, je suis très dictateur. (Il rit) J’ai préparé les choses comme pour le Colloque au Collège de France où j’ai préparé mes interventions et les liens avec les écrivains qui venaient me rejoindre. Il faut préparer les choses de façon très carrée pour que cela ne parte pas dans tous les sens.
Donc chaque année, on pourra vous y croiser en février…
Oui, et aussi y découvrir ou rencontrer une cinquantaine d’auteurs.
Vous m’avez tendu la perche : de votre position de dictateur, à Nantes, à la Révolution du Bassin du Congo, il n’y a qu’un pas…Vous êtes très actif sur twitter sur ces questions. Parce qu’un écrivain, de toute façon, doit s’engager. Ou bien, en tant que Congolais, la question s’impose-t-elle forcément ?
En RDC, en Angola, en Centrafrique, au Gabon et au Congo-Brazza, le présent de la jeunesse est cabossé, son avenir est en déliquescence
Ce sont les jeunes Africains qui m’ont ouvert les yeux et interpellé. Via twitter et Facebook, ils m’écrivaient. Ils m’ont dit qu’il n’était pas normal qu’ils aient un grand frère qui dispose d’une plateforme pour s’exprimer et qui ne dise pas les choses telles qu’elles sont sur la place publique. J’ai suivi le courant, aussi. Et puis, je pense que c’est tout à fait justifié que je puisse redonner ce qu’on m’a donné. J’ai eu la chance de grandir à une période où on pouvait aller à l’école, passer ses examens et éventuellement venir en Europe pour poursuivre ses études. Eux, ils n’ont pas cette chance. Donc c’est à moi de sacrifier de mon temps et ma réputation pour venir à leur rescousse. D’où la création de ce hashtag qui convoque une certaine liberté dans les pays du bassin du Congo : au Gabon, au Congo-Brazzaville, en Centrafrique, en RDC, en Angola, etc.
J’ai rencontré quelques-uns de ces jeunes lors de mes voyages en Afrique : au Sénégal, en Afrique du Sud, au Zimbabwe, dans le Maghreb et au Congo, quand j’avais encore l’autorisation d’y aller… J’y ai croisé des lycéens et des collégiens et j’ai pu sentir la température. Ce qui manquait à ces jeunes, c’est une définition de leur présent. Leur présent est cabossé et leur avenir est en déliquescence. La pauvreté est partout. Les régimes dictatoriaux ne leur permettent pas de s’exprimer. Notre rôle n’est pas d’être des écrivains qui soient contents des honneurs et des prix littéraires que le système leur offre et qui tournent le dos à ces jeunes. Si on va vers eux et qu’on leur montre l’exemple, ils vont le suivre. Ils veulent devenir des écrivains, des gens qui parlent de la liberté. C’est à nous de leur offrir des pistes pour leur avenir. Ils ont besoin de lire les histoires de gens qui réussissent…
Des gens qui pensent et écrivent l’Afrique aujourd’hui…
Exactement
Entretien : Karin Tshidimba