Reportage de Marie-France Cros
à Agadez (Niger)
Nous rediffusons un reportage publié le 3 novembre 2016 alors que la question de la réduction en esclavage des migrants subsahariens par des Libyens revient à la « une » de l’actualité.
Au Centre de transit de l’OIM (Organisation internationale des migrations, une agence de l’Onu) à Agadez – porte du Sahara au nord du Niger – on est loin de l’animation feutrée des « ghettos », ces logements clandestins de migrants en partance pour la Libye et l’Europe . Ceux qui séjournent ici sont des fracassés du rêve. Ils ont renoncé à émigrer parce que leur voyage était trop dur.
Cédric est un Camerounais de 24 ans. Il est parti il y a plus d’un an, passant par Agadez pour gagner l’Algérie, où il a séjourné, puis la Libye « plus près de l’Europe » . Mais, arrivé à Tripoli, il a été attaqué « par des bandits qui voulaient une rançon ». « Je n’avais que les 800 euros pour payer le passeur; ils voulaient plus. Ils m’ont battu, torturé. Nous étions – hommes, femmes, enfants – détenus dans une maison et très mal traités : un seul sachet d’eau par jour, une poignée de nourriture passée sous la porte. Des gens mouraient… Au bout de trois semaines, j’ai fini par appeler un ami à Douala. Il a envoyé 500 dollars à une Camerounaise en Algérie, qui l’a fait arriver à Tripoli par passeur. Quand ils ont reçu l’argent, les Libyens m’ont dit de nettoyer la maison, m’ont déposé dans la rue et ‘Rohr !’ , dégage ! «
Cédric trouve alors un endroit, « le campo », « où des passeurs gardent les noirs jusqu’à la traversée de la mer » vers l’Europe. Là, des « frères » camerounais lui ont donné 100 euros, qui lui ont permis de gagner l’Algérie; il y a travaillé cinq mois, le temps de gagner le prix du bus jusqu’au Niger, où il a pu se rendre auprès de l’OIM. Il attend que l’agence de l’Onu le rapatrie pour « recommencer à zéro. Avant, j’étais commerçant; j’ai tout vendu pour partir. Je n’ai plus rien » . Sauf son bac de mécanique auto. « Mais au Cameroun, il y a tellement de corruption ! C’est pour ça que j’étais parti… »
Idrissa, 30 ans, a quitté son Togo natal il y a un mois avec un ami, bien que le passeur choisi par ce dernier lui fasse « peur« . Depuis Agadez, ils étaient partis « à vingt-sept dans un pick-up, serrés comme des sardines » , pour l’Algérie, qu’ils devaient rejoindre en une journée. Il en a fallu trois : « On a dû se cacher dans le sable parce qu’il y avait la police. » « Le chauffeur nous a abandonnés avant l’Algérie, disant qu’il fallait payer encore 2 000 dinars algériens (17 euros) pour arriver à la frontière. Certains n’avaient plus d’argent. On l’a supplié; il a appelé un taxi qui nous a tous pris, qu’on paie ou pas . Après deux kilomètres, à peine, ils nous a confiés à un guide qui devait nous faire passer la frontière à pied. On a marché, marché; certains n’arrivaient pas à suivre. J’ai réussi à rester avec le guide mais j’ai perdu mon frère togolais. On nous a amenés dans un ‘ghetto’ où on nous a dit qu’on nous amènerait à Tamanrasset; de là, on appellerait nos parents pour payer ce trajet-là. J’ai refusé. Je ne pouvais pas faire ça; je devais d’abord retrouver mon frère. » Idrissa finit par y arriver . « Pendant qu’on attendait tous les deux un départ pour Tamanrasset, des noirs qui vivaient là nous ont dit que l’Algérie, ce n’était pas bon. Alors, on a pensé qu’il valait mieux rentrer. »
Patrick, 40 ans, Camerounais, était peintre en bâtiment quand il a quitté son pays, en février, pour « gagner Paris en passant par l’Algérie, Tripoli et l’Italie. J’ai de la famille à Paris » . Il a passé la frontière algéro-libyenne de nuit, avec 60 personnes et un guide guinéen payé 300 €/personne. « On a fait 40 km à pied. C’est organisé : des autos nous attendaient côté libyen. Les passeurs, avec une liste de nos noms, nous ont regroupés en équipes prenant des routes différentes jusqu’à Tripoli, où sont tous les dépôts de noirs. » En Algérie, Patrick avait accepté de se charger des enfants d’une Camerounaise – une fillette de 6 ans et un bambin de 2 ans – qui voulait les envoyer en Italie « rejoindre sa sœur » . Un tel voyage pour de si petits enfants ? « Beaucoup de femmes partent enceintes , assure Patrick. Si elles accouchent en Italie, elles reçoivent des papiers, une maison et leurs enfants sont Italiens. »
Mais avant d’arriver à Tripoli, son groupe est kidnappé par des Libyens et amené dans une maison où « les noirs sont séparés par nationalité. Ils nous appellent par nos noms et nous disent de donner notre argent. Si on n’en a pas, ils nous giflent. Après, c’est le fouet. S’ils voient que tu n’as rien, ils te jettent dans un trou noir où tu ne sais même pas où tu es. Moi, j’avais planqué mon argent dans la doublure de la veste du petit garçon. Un des Libyens l’a trouvé. Il a frappé l’enfant, a pissé sur lui, l’a cogné au mur – ce sont des malades ! « , s’écrie-t-il. « Je ne pouvais rien faire. Ils m’ont obligé à téléphoner pour demander de l’argent. J’ai appelé mon passeur (NdlR : c’est souvent eux qui gardent l’argent du migrant ) , qui a parlé au Libyen; il est arrivé quatre jours après et j’ai été libéré.
« Le passeur nous a amenés, les enfants et moi, à Tripoli pour 1 500 dinars libyens (980 euros) par personne; il nous a remis à un Arabe qui allait nous faire traverser la mer. J’ai attendu un mois; certains étaient là depuis trois mois et il n’y avait pas de traversée . Le petit de 2 ans était malade et je ne pouvais pas aller à la pharmacie : les pharmaciens libyens chassent les noirs. Le passeur et moi avons appelé la mère des enfants. Je lui ai dit que j’étais dépassé, que j’allais lui ramener ses enfants. Elle n’a pas voulu. Elle m’a dit de les laisser au passeur; elle croyait que c’était une arnaque. J’ai donné de l’argent au passeur pour eux et il m’a amené à un Gambien qui m’a fait faire des papiers gambiens à son ambassade pour entrer en Algérie . Mais, en route vers la frontière, des policiers libyens nous ont tout pris. Ils nous ont amenés dans le désert, nous indiquant la direction de l’Algérie : 40 km de marche, sans eau ni guide. On s’est perdus. J’avais les pieds foutus, le visage en sang parce que la sécheresse faisait craquer ma peau… J’ai fini par trouver un homme endormi; il a eu peur en me voyant mais il m’a donné de l’eau. J’étais en Algérie. J’ai été à l’hôpital et, après quatre mois, j’ai décidé de rentrer.«
Beauty, Nigériane, a 20 ans et un visage de faon apeuré. Elle s’exprime dans un anglais précis. Elle l’enseignait dans une école privée de l’Edoh, très mal payée (6 000 nairas, 17,5 euros/mois), quand son grand frère lui a « demandé de partir en Italie travailler comme femme de ménage pour gagner de l’argent » . La mère a appuyé l’idée et Beauty est partie, avec 10 autres Nigérianes. Ce n’est qu’une fois à Agadez qu’une des filles a dit qu’elles partaient « pour la prostitution » . De grosses larmes coulent sur le visage enfantin de Beauty. « J’ai pleuré, pleuré… » Mais, ne sachant que faire, elle part quand même vers la Libye, avec des Gambiens. « On dormait dans le sable, on n’avait pas d’eau propre. On est resté bloqués 9 jours à un endroit, avant la frontière. Puis des soldats nous ont pris et nous ont renvoyés à Agadez. On m’a dit que notre chauffeur avait été arrêté et aura cinq ans de prison. » Que fera-t-elle à son retour au pays ? Elle cache son visage dans ses mains : « Je ne veux plus jamais parler à mon frère. Jamais ! Ma mère, j’en suis sûre, ne savait pas » , ajoute-t-elle d’une voix tremblante.
Ibrahima, 20 ans, est Sénégalais . Il voulait « aller voir la chance » en Libye : ses frères sénégalais lui disaient que c’était bien, là-bas. Il a quitté Agadez en 2012 mais, à Gatroun (Libye), « des mafias nous ont attaqués à coups de feu et le pick-up s’est renversé; un Gambien est mort, d’autres migrants étaient blessés. Les mafias ont pris tout ce qu’on avait. Le chauffeur, blessé, a appelé un de ses amis, qui nous a amenés à Sabaha, où il nous a vendus à un Sénégalais. » Vendus ? « Oui, le chauffeur blessé ne l’avait pas payé pour nous transporter, alors… Puis le Sénégalais a prévenu son patron libyen, qui nous a battus jusqu’à ce qu’on appelle la famille pour qu’elle envoie de l’argent. Mon grand frère a refusé. Mon père a cherché de l’argent et l’a envoyé à un Sénégalais de Libye. J’ai pu payer les 800 dinars libyens. » (523 euros).
Libéré, Ibrahima trouve un travail de maçon à Syrte, mal payé. « J’ai donc fini par faire mon métier du Sénégal : ferrailleur indépendant. J’ai gagné de l’argent. » Puis les islamistes ont pris Syrte (février 2015) – « ils ont égorgé un homme devant moi » – alors il est parti à Mourzouq. Avec les mois, la situation ne cessant de s’aggraver, « j’ai décidé de rentrer au Sénégal avec ce que j’avais gagné » . Mais, en route, les policiers libyens dépouillent les voyageurs. Ils se débrouillent pour arriver à la frontière nigérienne, « s’ expliquent avec la police de là-bas et, Hamdoulillah, l’OIM nous a accueillis ici. » En vie, mais ruinés.
Ibrahima se cache le visage : « C’est impossible de rentrer sans rien ! Mon père avait vendu nos deux vaches pour que je parte ! » « Ce n’est pas de ta faute, le console un Camerounais, tes parents le comprendront. » « Mes parents ne diront rien, mais les autres parleront mal de moi. » Le Camerounais reprend : « Tu es resté en Libye au lieu d’aller en Europe; tu as joué ta vie ! Va te ressourcer au pays et puis réessaie. Nous sommes Africains, mon frère, on ne peut pas lâcher… »